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Pesticides / Néonicotinoïdes

« Ce ne sont pas les néonicotinoïdes qui vont résoudre le problème de la betterave »

Ancien producteur en conventionnel, Sébastien Lemoine s’est converti en bio. Convaincu que le retour des néonicotinoïdes ne résoudra pas la crise de la betterave, il défend un changement de modèle agricole et la création de filières alternatives permettant aux agriculteurs bio d’être rémunérés au prix juste.

Date : 15 octobre 2020

Sébastien Lemoine, 51 ans, est agriculteur à Gouzeaucourt près de Cambrai. Il a repris la ferme en conventionnel de ses parents il y a près de 25 ans, avec des cultures classiques de la région : betteraves, blé, colza et lin. Converti à l’agriculture biologique, il travaille depuis 2016, au sein de l’association Bio en Hauts-de-France, sur un projet de microsucrerie pour valoriser la culture locale de betterave biologique.

Pour cet agriculteur, la dérogation ré-autorisant les néonicotinoïdes ne résoudra en rien la crise que traverse la betterave conventionnelle, conséquence d’un système de production à bout de souffle. Il défend un changement de modèle agricole et la création de nouvelles filières alternatives pour assurer des débouchés et rémunérer au prix juste les agriculteurs qui se passent de pesticides de synthèse.

Sebastien Lemoine

Sébastien Lemoine, producteur bio dans le Cambrésis, estime que la dérogation permettant de ré-utiliser les néonicotinoïdes est une fausse solution pour les betteraviers, confrontés à un modèle économique « complètement aberrant ». © Sébastien Lemoine

Vous avez vous-même été producteur de betterave en conventionnel pendant une décennie avant de passer en bio. Comment voyez-vous cette demande de dérogation des betteraviers pour utiliser les néonicotinoïdes ?

Sébastien Lemoine : Je suis clairement opposé aux néonicotinoïdes, mais je ne veux pas jeter la pierre aux agriculteurs conventionnels. Ils sont victimes des industriels et de la chute du prix du sucre, avec des cours très bas sur le marché mondial. Auparavant, la tonne de betterave était payée 45 euros, aujourd’hui le prix est autour de 22 euros.

Le modèle économique dans lequel se trouvent les betteraviers est complètement aberrant et il faut le revoir entièrement. Et ce n’est certainement pas avec les néonicotinoïdes que l’on va résoudre ce problème. La dérogation permettant de les ré-utiliser est une fausse solution, qui revient à mettre un pansement sur une jambe coupée.

Cette pression du rendement contraint les betteraviers en conventionnel à semer très tôt, pour augmenter la production. Or ce semis précoce les exposerait davantage aux pucerons, vecteurs de la jaunisse. Qu’en pensez-vous ?    

S. L. : Le poids de la betterave dépend du nombre de jour en terre, et le prix d’achat très bas impose aux agriculteurs conventionnels de jouer la carte du rendement. Ils n’ont donc pas d’autre choix que de semer très tôt, dès la fin de l’hiver, vers le mois de février ou mars, ce qui expose ensuite les betteraves aux vols de pucerons qui ont lieu en avril.

Dans ma région du Cambrésis, les champs de betteraves en conventionnel ont des tâches de jaunisse par ci par là. Mais la jaunisse a fait davantage de dégâts plus au sud, où les semis sont encore plus précoces. L’un des facteurs de ce problème est donc clairement lié à la date de semis.

Le système tel qu’il est aujourd’hui ne peut plus marcher, sauf à grand renfort de produits phytosanitaires. Est-ce cela que l’on veut ? Moi, clairement non.

Dans votre région, la betterave sucrière en bio, produite sans pesticides de synthèse, a-t-elle été affectée par ce virus?

S. L. : Non, ici la betterave bio n’a pas été touchée par la jaunisse, à part peut-être un pied de temps en temps. Nos semis en bio ont lieu entre début, voire mi-avril, ils sont bien plus tardifs et ont donc lieu après les vols de pucerons, c’est sans doute l’une des raisons. Nous avons même pu observer des parcelles en bio parfaitement indemnes, à proximité de parcelles en conventionnel très atteintes.

Nos champs en agriculture biologique ont aussi beaucoup plus de biodiversité qu’en conventionnel.  Les auxiliaires des cultures, dont les prédateurs des puceronsLes coccinelles, syrphes, chrysopes, mésanges bleues…, sont donc bien plus nombreux. Ma région est l’une des moins boisées de France, et nous essayons donc avec mes collègues de favoriser la biodiversité. Nous avons entrepris de mettre un maximum de bandes fleuries sur les 200 hectares du collectif d’agriculteurs de la Bioteam dont je fais partie, et nous avons également planté 3 km de haies, avec des sureaux notamment, qui ont des tiges creuses et abritent les auxiliaires pendant l’hiver.

En bio, nous utilisons des amendements organiques et non chimiques. Les agriculteurs en conventionnel fertilisent avec de l’ammonitrateEngrais azoté minéral à base de nitrate d’ammonium., ce qui semble donner plus d’appétence aux pucerons. La durée de rotation des cultures est également différente, ce qui pourrait jouer un rôle. En conventionnel, les agriculteurs sèment des betteraves tous les 2, 3 ou 4 ans sur la même parcelle, alors qu’en bio, on attend au minimum 7 ou 8 ans avant de replanter de la betterave dans un même champ.

Comment s’est déroulée votre propre réflexion pour vous convertir en bio ?

S. L. : J’ai repris en 1996 l’exploitation de mes parents, qui est dans notre famille depuis des générations. Une ferme de 75 hectares en conventionnel, avec des cultures de betterave, blé, colza et lin fibre. Mais elle ne me permettait pas de dégager suffisamment de revenus. Je travaillais à côté comme prestataire pour des essais de produits phytosanitaires, et je gérais d’autres fermes pour m’en sortir.

Au bout d’une douzaine d’années, j’ai commencé à réfléchir à l’agriculture biologique, notamment car je trouvais que le mode de production conventionnel ne répondait pas forcément aux attentes de consommateurs, et j’avais le sentiment d’être devenu un simple prestataire pour les coopératives et les négoces qui achetaient ma production.

Par ailleurs, même en traitant le moins possible, c’était déjà trop pour moi car je connaissais la toxicité et la dangerosité des produits. Soit je changeais de système, soit je quittais le monde agricole. Puis il y a eu d’autres facteurs déclenchants à ma conversion. Nous avons eu une année un gros problème de limace, que tout le monde a tenté de résoudre vainement avec de l’anti-limace. En discutant avec un technicien, j’ai appris qu’en plus des limaces, ce produit tuait aussi leurs prédateurs : les carabes. L’année suivante, j’ai décidé de me passer de ce traitement. J’étais déjà dans un système où je ne labourais plus, ce qui favorise la vie du sol, et, en l’absence de traitement, les carabes sont revenus en nombre, ils m’ont débarrassé des limaces. Je me suis dit : « Tiens, quand on respecte la nature, elle nous le rend bien».

Par la suite, je suis allé rencontrer des agriculteurs biologiques, et j’ai vu des gens qui étaient heureux dans leur métier, bien plus heureux qu’en conventionnel. Alors je me suis dit, pourquoi pas ? Toute mon exploitation a donc été convertie en 2014. Nous étions plusieurs agriculteurs à nous convertir en même temps dans le secteur, et nous avons décidé d’unir nos forces au sein d’un collectif de 4 exploitations, la Bioteam. Aujourd’hui, mon exploitation est redevenue rentable. On vit de ce que l’on fait, et cela n’a pas de prix, même si on y passe des heures. Et moi, j’ai retrouvé goût à mon métier.

Après votre conversion, vous avez souhaité continuer à produire des betteraves sucrières, qui est une production balbutiante en agriculture biologique. Comment cela fonctionne ? 

S. L. : A l’époque de ma conversion, il n’y avait aucun marché pour la betterave sucrière bio, aucune possibilité de la transformer, aucun débouché, nous avons donc tout misé sur les légumes. Mais l’idée de refaire de la betterave sucrière, en bio désormais, a fait son chemin. Nous avons donc sollicité Tereos, un transformateur important dans la région, qui n’a pas été intéressé.

Nous avons ensuite réfléchi à créer une filière qui soit équitable pour le producteur, le transformateur et le consommateur. De là est née l’idée de lancer une sucrerie alternative. Nous avons commencé par une expérimentation en champs de la betterave bio, pour calculer les temps de désherbage, les coûts, avec quelques dizaines d’ares chacun, et nous sommes rendus compte assez vite que cela marchait. Puis nous avons trouvé un petit transformateur en Allemagne, qui possède une micro sucrerie, et nous fournit depuis 3 ans un sirop de betterave de couleur noire, non raffiné, qui contient tous les éléments nutritifs. Cette année, nous avons fait transformer 110 tonnes de betteraves bio en 20 tonnes de sirop.

L’étape suivante est maintenant d’installer notre propre micro sucrerie locale, avec un prototype que nous développons, le plus simple et le plus vertueux possible. L’idée à terme est de créer de petites unités sur un petit territoire – quand les grosses sucreries transforment, elles, entre 14 et 20 000 tonnes par jour. Nous ne sommes pas du tout sur la même échelle.

Notre produit commence à être connu, et la demande se développe. Nous le vendons par exemple dans les Biocoop Hauts de France et à un fabriquant de gâteaux, France cake tradition, dont le pain d’épice réalisé avec notre sucre a reçu le Trophée de l’excellence bio 2020. Certaines entreprises de l’agroalimentaire qui travaillent pour le moment avec du sucre de canne bio s’intéressent aussi à notre produit. Nous avons donc de l’avenir.

Pour que cette filière puisse se développer, vous avez également pris en compte une rémunération qui soit équitable pour les producteurs. Quelle-serait-elle?

S. L. : Les filières en conventionnel ont perdu tout bon sens, les agriculteurs n’y fixent pas le prix de leur produit. C’est l’acheteur final qui le fixe en fonction de la marge qu’il a décidé de faire dessus. Pour l’agriculteur, il ne reste souvent pas grand chose, en-dehors des subventions de la PACPolitique agricole commune, programme de l’Union européenne. .

Dans une filière équitable, il faut que le producteur et le transformateur gagnent leur vie, et que le consommateur paie le produit au juste prix. On construit donc le prix avec les agriculteurs. Il est certain que les aliments bio sont plus chers à produire. Le poste le plus important pour la betterave est le désherbage manuel, qui peut aller de 50 à 250 heures à l’hectare, soit de 1 000 à 3 500 euros de charges par hectare. Quand les betteraves sont toutes petites, le désherbage se fait au doigt, cela représente beaucoup d’heures de travail en saison. Nous faisons donc vivre du monde ici, l’agriculture biologique est vraiment génératrice d’emploi, et nous n’embauchons que localement dans un rayon de 25 km.

Selon nos calculs, le prix de 115 euros la tonne de betterave bio est un minimum, mais les grands industriels, comme Tereos, en proposent 85 euros, ce qui n’est pas viable. La création d’une filière alternative équitable comme la nôtre représente une véritable opportunité pour les agriculteurs bio, et pour ceux qui souhaitent se convertir.