En Europe en 2011, alors que commence notre histoire, les colonies d’abeilles à miel subissent depuis quinze ans des phénomènes d’effondrements dramatiques. Sous les projecteurs de l’Union européenne, une classe d’insecticides particulièrement toxiques pour les pollinisateurs : les substances néonicotinoïdes, dont plusieurs font déjà l’objet de restrictions en France.
Les molécules de cette classe de pesticides deviennent un enjeu public majeur, quand un projet de nouveaux « tests abeilles » émerge. Portés par l’EFSA, l’autorité sanitaire européenne, il s’agit de nouveaux protocoles d’évaluation des risques des pesticides, qui ont justement permis de démontrer la toxicité de plusieurs néonicotinoïdes et qui doivent être appliqués plus largement afin de mieux évaluer les effets de chaque substance active, dans chaque pesticide, sur les abeilles mellifères, les bourdons et les abeilles sauvages. L’enjeu : pouvoir interdire les produits qui participent à l’effondrement des pollinisateurs.
Pour ce faire, les nouveaux « tests abeilles » devront d’abord être validés par le SCoPAFF, ou « Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l’alimentation animale » en français, qui, présidé par la Commission européenne, réunit des représentants des États membres de l’Union européenne. L’industrie se dressera contre ce projet de protection des abeilles avant même sa soumission et elle trouvera, tout au long des négociations qui suivront, des soutiens au sein du SCoPAFF qui empêchera sa mise en place.
Cette enquête en trois volets se base sur l’analyse d’un ensemble de documents de l’agrochimie et de 78 échanges d’emails du SCoPAFF que POLLINIS a obtenus de la Commission européenne grâce à une bataille juridique toujours en cours. Le premier article expose la façon dont, après avoir tout fait pour sauver les néonicotinoïdes, l’industrie a cherché à empêcher la publication des nouveaux protocoles réunis dans l’EFSA Bee Guidance Document 2013, se présentant en protectrice des pollinisateurs tout en semant le doute sur les causes de leur effondrement. En toute bonne foi, cela va sans dire.
Néonicotinoïdes : l’inquiétude monte
Les premiers témoignages faisant état d’un affaiblissement et d’une mortalité inhabituelle des colonies d’abeilles ont émergé à la fin des années 90 en FranceMortalités, effondrements et affaiblissements des colonies d’abeilles – afssa (Anses), 2008Lien. Grâce à l’alerte des apiculteurs, le rôle des pesticides dans cette situation, et en particulier celui des néonicotinoïdes, arrive rapidement sur le devant de la scène. Dès 1999, un moratoire sur le Gaucho avait suspendu son utilisation sur les semences de tournesol. Cet insecticide à base d’imidacloprideCette substance, alors utilisée en France depuis 1994, est 7000 fois plus toxique que le DDT.
Pisa, L.W., Amaral-Rogers, V., Belzunces, L.P. et al. Effects of neonicotinoids and fipronil on non-target invertebrates. Environ Sci Pollut Res 22, 68–102 (2015). , molécule de cette famille, est alors fabriqué par Bayer, le futur heureux acquéreur de Monsanto. Cette suspension a été complétée par une interdiction sur les semences de maïs en 2004. Et en 2011, alors que la situation d’Apis mellifera s’étiole, c’est l’ensemble des néonicotinoïdes qui sont pointés du doigt.
Voyant grossir la colère des apiculteurs et des citoyens inquiets pour la biodiversité, l’industrie de l’agrochimie échafaude un plan d’attaque. La stratégie que déploient ces multinationales ou leur principal représentant à Bruxelles, l’ECPALa European Crop Protection Association, ou Association Européenne de Protection des Cultures en français, aujourd’hui rebaptisé Croplife Europe, représente de nombreuses entreprises de l’agrochimie auprès des décideurs et des institutions européennes, et notamment les quatre géants Bayer-Monsanto, Syngenta-Chemchina, BASF et Corteva., s’appuie alors sur trois piliers : une supposée expertise, du greenwashingLe greenwashing, ou écoblanchiment, est la tentative d’une organisation de se montrer plus respectueuse de l’environnement qu’elle ne l’est vraiment. et… tiercé gagnant, une stratégie du doute. Première cible, les décideurs européens. La seconde, grâce à des outils de communication plus larges comme un site dédié, le grand public.
Pour construire son image d’experte de la pollinisation, l’industrie organise notamment des évènements au sein d’une des principales institutions européennes. Au Parlement, le 28 juin 2011, l’ECPA organise ainsi une conférence intitulée « pollinisateurs et agriculture en Europe », suivie – naturellement – d’un cocktail. Les différentes prises de parole insistent sur l’importance cruciale des pollinisateurs et la nécessité de mener davantage de recherches sur « les raisons qui entraînent des changements de population de pollinisateurs », une autre manière de parler de l’effondrement de colonies d’abeilles… Vous avez dit euphémisme ?
« La collaboration de toutes les parties prenantes est vitale pour assurer un succès » – Friedhelm Schmider, ECPA
Friedhelm Schmider, alors directeur général de l’ECPA, conclura l’évènement d’une formule pour le moins révélatrice, en anglais dans le texte : « Aujourd’hui, nous avons observé un large consensus sur des problèmes urgents pour l’agriculture européenne et la préservation, non seulement des pollinisateurs, mais aussi de la biodiversité en général. C’est rassurant de voir que nous allons tous dans la bonne direction. La recherche continue sur les raisons des changements de populations de pollinisateurs nous permettra d’acquérir des connaissances nécessaires pour assurer une agriculture durable et un paysage européen bénéfique pour la biodiversité et la maintenance des services écosystémiques. La collaboration de toutes les parties prenantes est vitale pour assurer un succès. ».
Dans ce discours tenu au sein du Parlement européen, le lobby de l’agrochimie insiste sur la nécessité pour tous les acteurs de travailler ensemble, en partant de ce que l’industrie décrit comme un consensus, se positionnant ainsi parmi les porteurs de solutions. Parlant de « raisons » et de « problèmes » – toujours au pluriel – et persistant sur la nécessité de mener davantage de recherches, l’ECPA insiste sur la pluralité pourtant relative des causes de l’effondrement des populations d’abeilles. Le lobby tente ainsi de brouiller les pistes et d’occulter la centralité des pratiques agricoles industrielles dans la chute du nombre d’insectesOuthwaite, C.L., McCann, P. & Newbold, T. Agriculture and climate change are reshaping insect biodiversity worldwide. Nature 605, 97–102 (2022)., tout en disqualifiant d’office les critiques qui chercheraient à la mettre à l’écart des politiques portant sur les pollinisateurs.
En juin 2012, un parterre de fleurs de plus de 500m2 représentant une abeille, accueillait les députés européens pour la Semaine européenne des abeilles et de la pollinisation. Crédit : Corporate Europe
Un an plus tard, en juin 2012, c’est BASF, entreprise chimique allemande, qui organise un événement sur les pollinisateurs au Parlement européen. Documentée par Corporate Europe, ONG basée à Bruxelles et observant les activités des lobbys en Europe, cette conférence propose aux invités de déguster des miels et d’échanger avec des apiculteurs. Un parterre fleuri recouvre par ailleurs le hall du Parlement pour l’occasion. Sur l’invitation à cette « Semaine européenne des abeilles et de la pollinisation », on distingue, aux côtés de BASF, les logos du programme des Nations Unis pour l’Environnement et de la Bees Biodiversity Network. Se présentant comme un collectif d’apiculteurs, cette organisation tient en partie son budget de… BASF qui, philanthropie oblige, accepta, par l’intermédiaire d’une salariée, d’enregistrer le nom de domaine du site internet du réseau (www.bees-biodiversity-network.org, aujourd’hui hors ligne).
« L’usage incorrect des pesticides ne devrait pas générer de doutes généraux sur la sécurité des produits de protection des cultures » – ECPA, Pollination Station
L’influence du lobby de l’agrochimie ne s’arrête pas aux portes du Parlement européen. Pour diffuser plus largement son discours, l’ECPA lance un site internet sur la pollinisation en 2012 : Pollination Station, bringing you the information you need to make a differenceEn français : Pollination Station, vous apporter les informations dont vous avez besoin pour faire la différence.. Jusqu’à sa mise hors ligne en 2017, ce site internet sert lui aussi au lobby pour se positionner comme producteur de savoirs et de solutions sur le sujet. Il y minimise l’ampleur de l’effondrement des pollinisateurs et sème le doute sur les raisons de cette catastrophe, relativisant le rôle des pesticides.
Ainsi peut-on lire sur une page titrée « Pourquoi des informations alertent sur le déclin des abeilles ? », que le problème serait multifactoriel, tout en étant principalement lié au Varroa destructor, petit acarien parasite des colonies d’abeilles véhiculant des maladies et affaiblissant les essaims. Les pesticides y sont présentés comme pouvant être localement problématiques en cas de mésusage : « l’usage incorrect des pesticides ne devrait pas générer de doutes généraux sur la sécurité des produits de protection des cultures. Certains pesticides, en particulier les insecticides, peuvent tuer les abeilles s’ils ne sont pas utilisés dans le respect des instructions. »
« Des pertes localisées d’abeilles ont parfois eu lieu à cause d’usages incorrects de pesticides. » Capture d’écran du site www.pollination-station.eu le 09 avril 2014 (source : web.archive.org)
Sur une autre page traitant des pesticides, l’ECPA encense la régulation en place au niveau européen, rappelant que selon la régulation européenne No.1107/2009, un pesticide ne peut être approuvé que s’il « n’aura pas d’effets inacceptables aigus ou chroniques sur la survie et le développement des colonies, compte tenu des effets sur les larves d’abeilles et le comportement des abeilles ». Mais faute de document guide à jour sur la méthodologie d’évaluation de ces effets, ce règlement, protecteur sur le papier, a bel et bien permis la mise sur le marché des néonicotinoïdes sans avoir correctement évalué leur toxicité.
Ce sont là quelques exemples seulement des multiples opérations de communication menées par les entreprises agrochimiques pour se présenter comme des actrices raisonnables, porteuses de solutions face aux « variations de population dans les colonies ». Il s’agit évidemment pour elles de semer le doute sur l’ampleur de l’effondrement des populations d’abeilles et de minimiser le rôle des pesticides dans cette situation, dépeignant un système d’autorisation de ces produits sans faille et suffisamment protecteur des abeilles à miel. Circulez, rien à voir ! Mais ce mythe s’apprête à être fissuré par l’évaluation plus complète des effets de la toxicité de plusieurs néonicotinoïdes sur les abeilles.
Le jour où les néonicotinoïdes sont devenus toxiques
En 2012, quand l’EFSA, l’autorité sanitaire européenne, mène une évaluation plus poussée de la toxicité de trois néonicotinoïdes sur les abeilles, la clothianidine, l’imidaclopride et la thiaméthoxameLa clothianidine et l’imidaclopride ont été développées par Bayer, la thiaméthoxame par Syngenta., ces substances sont déjà utilisées depuis des années en Europe et font parler d’elles. La troisième, utilisée notamment dans la formulation du fameux insecticide Cruiser, manufacturé par Syngenta (depuis rachetée par ChemChina) et utilisé dans les champs de colza, est d’ailleurs dans le viseur du gouvernement français qui annonce en juin sa volonté de l’interdire, après avoir déjà limité l’usage de l’imidaclopride.
Lorsqu’elle a vent de la potentielle conclusion négative de l’évaluation en cours, l’industrie agrochimique fait tout pour que cet avis ne soit pas publié en l’état, et que cela ne constitue pas un précédent pour ses autres pesticides toxiques. Rien ne doit changer, surtout pas le récit qu’elle colporte et diffuse depuis des années : l’évaluation des risques que les pesticides font peser sur les abeilles est bonne et lui convient parfaitement. Elle a d’ailleurs activement participé à son élaborationStéphane Foucart, Le Monde, 2012 – La faillite de l’évaluation des pesticides sur les abeillesLien à travers l’implication de l’ICPPRLa Commission Internationale pour les Relations entre Plantes et Pollinisateurs (alors l’ICPBR), entretient en effet des liens financiers avec plusieurs entreprises agrochimiques.Le Monde - juillet 2012 dans la confection des protocoles proposés par l’OEPP (Organisation européenne et méditerranéenne pour la protection des plantes).
Mais l’inquiétude de l’industrie dépasse en réalité la seule question des néonicotinoïdes. Elle est également liée à l’émergence d’un document qui aurait pu profondément changer l’évaluation des effets des pesticides sur les pollinisateurs : l’EFSA Bee Guidance Document 2013Ce document central dans cette histoire sera décrit plus en détails dans le prochain volet de cette enquête. Son titre complet en français : Document guide de l’EFSA sur l’évaluation des risques des produits de protection des plantes sur les abeilles (Apis mellifera, Bombus spp. et abeilles solitaires)Consulter le document. En effet, l’autorité sanitaire, pour évaluer les effets des trois néonicotinoïdes sur les pollinisateurs, a utilisé de façon tout à fait exceptionnelle une nouvelle méthodologie, fruit d’un comité scientifique indépendant. Certains éléments mobilisés pour cette évaluation se retrouveront dans le nouveau document cadre qu’elle publiera en juillet 2013, potentiellement applicable à l’ensemble des pesticides.
Éviter que tout ne change : l’empire contre-attaque
Face à l’ampleur du risque que ce document représente pour son activité, l’industrie agrochimique, nommément Bayer, SyngentaSyngenta, société suisse allemande rachetée en 2017 par ChemChina est une des principales multinationales de l’agrochimie. Le quatuor formé par Syngenta Group, Bayer, Corteva et BASF possédait en 2018 70 % du marché mondial des pesticides, et 57 % du marché des semences, en hausse considérable par rapport aux années 90. Fondation Heinrich Böll, 2023, l'Atlas des pesticides. et le lobby qui les représente à Bruxelles, l’ECPA, opère donc une levée de boucliers et mène une attaque féroce récapitulée par Corporate Europe dans un article fouillé.
Ayant accès à certains résultats de l’évaluation en cours des trois substances néonicotinoïdes, les entreprises interpellent à plusieurs reprises la Commission européenne et l’EFSA à travers de multiples courriers et e-mails. Syngenta tente notamment de faire pression sur l’institution pour qu’elle modifie la formulation du communiqué de presse relayant ses conclusions, après avoir eu un accès au brouillon. Bayer et Syngenta financent également une étude commandée par plusieurs acteurs de l’agro-industrie, dont l’ECPA, et censée souligner les conséquences économiques « considérables » d’une interdiction des néonicotinoïdes en Europe, entraînant la disparition de « 50 000 emplois » et une perte de « plus de 17 milliards d’euros ». Un type d’argument mobilisant la peur et utilisé de manière récurrente par l’industrie pour éviter toute évolution contraire à ses intérêtsLire, entre autres, cet articleHuffington Post, février 2023 : Le lobby des pesticides accusé de « chantage à l’emploi mensonger » par quatre ONG.
Malgré cet acharnement, l’avis de l’EFSA publié le 16 janvier 2013 conclut que ces trois substances présentent certains risques pour les abeilles. La partie n’étant pas encore complètement perdue, l’agrochimie continue ses attaques pour que l’avis ne soit pas suivi d’effets réglementaires. Bayer commande par exemple sa propre évaluation, fruit d’un « panel indépendant de scientifiques spécialistes des abeilles », en fait réalisée par l’entreprise Exponent, désignée par Corporate Europe comme spécialiste de « la défense des produits contre la régulation ». Dans le même temps, Syngenta demande accès à des documents internes et menace l’EFSA de poursuites judiciaires.
Publiquement, l’ECPA dénonce cette décision le jour même dans un communiqué et en profite pour attaquer la nouvelle méthodologie utilisée par l’EFSA. Son directeur général à l’époque, le précité Friedhelm Schmider, déclare ainsi que « l’EFSA a reconnu un niveau important d’incertitude dans son évaluation parce que les processus d’évaluation des risques pour les abeilles sont encore en développement ». Niant l’impact délétère des néonicotinoïdes sur les abeilles, il invite par ailleurs à « se concentrer sur les principales menaces pour la santé des abeilles, comme le Varroa, les maladies et la perte d’habitat et de ressources florales », détournant l’attention sur d’autres causes que les pesticides et ces substances en particulier.
« Concentrons-nous sur les dangers majeurs pour les abeilles ». Pour l’ECPA qui publie ce communiqué de presse le 16 janvier 2013, cela n’inclut évidemment pas les pesticides.
Malgré ces attaques, l’EFSA ne modifie pas son avis et la Commission prend dès le mois de mai 2013 des mesures pour limiter l’usage de la clothianidine, le thiaméthoxame et l’imidaclopride, une décision qui sera par la suite attaquée en justice par Bayer et Syngenta, qui se verront déboutésCommuniqué de presse du Tribunal de l'Union Européenne. Si elle perd cette bataille, l’agrochimie aura tout de même réussi à écrire un scénario dans lequel son avis doit être considéré sur les sujets liés aux pollinisateurs et à l’évaluation des risques des pesticides sur les abeilles.
Quelques mois plus tard, en juillet 2013, l’autorité sanitaire continue sur sa lancée et publie son EFSA Bee Guidance Document 2013, proposant d’appliquer plus largement la méthodologie dont elle vient de prouver l’efficacité en confirmant la toxicité des néonicotinoïdes pour les abeilles. Ce document cadre, proposant un ensemble de procédés d’évaluation, intégrant des résultats de la science indépendante et qui a servi à limiter l’usage de ces trois néonicotinoïdes tueurs d’abeilles, ne sera pourtant jamais appliqué. Les documents récupérés par POLLINIS et analysés dans les deux prochains volets de cette enquête révèlent que l’agrochimie a en effet trouvé des interlocuteurs plus sensibles à ses arguments : certains représentants des États membres de l’Union européenne réunis au sein d’un comité technique opaque, le SCoPAFF…
Le SCoPAFF est un comité européen aux pouvoirs surdimensionnés. Dans le secret, les représentants des États membres de l’Union européenne prennent des décisions sur tout ce qui a trait à l’agriculture et l’alimentation.
Pour que ces choix ne se fassent pas au profit de l’industrie et au détriment de la biodiversité, le SCoPAFF doit être rendu transparent.
Comme plus de 60 000 citoyens, signez la pétition de POLLINIS pour demander à libérer le SCoPAFF de l’emprise des lobbys, en rendant libre l’accès aux informations sur les membres du comité, leurs votes, les documents et comptes-rendus détaillés des réunions.