fbpx

Pourquoi l’Europe a-t-elle jusqu’à présent refusé d’évaluer correctement les effets délétères des pesticides sur les abeilles ? POLLINIS a trouvé des pistes d’explication dans les 78 documents cachés de la Commission européenne, obtenus grâce à un travail acharné et une bataille judiciaire toujours en cours devant la Cour de Justice de l’Union européenne. L’ONG les a analysés en les croisant avec des documents émanant de l’industrie, collectés dans le cadre de cette enquête.

Partager :

En ce début d’été 2013, un vent porteur d’espoir souffle sur la biodiversité d’Europe. Alors que les populations d’abeilles continuent de s’effondrer, l’autorité sanitaire européenne (EFSA) vient de proposer, dans un document d’orientation, de nouveaux protocoles de tests mis au point par un panel d’experts indépendants pour évaluer efficacement les effets des pesticides sur les abeilles à miel (Apis mellifera), les bourdons (Bombus spp.) et les abeilles solitaires.

Résultat d’une mission confiée par la Commission européenne, ce document guide – l’EFSA Bee Guidance Document 2013European Food Safety Authority, 2013. EFSA Guidance Document on the risk assessment of plant protection products on bees (Apis mellifera, Bombus spp. and solitary bees). EFSA Journal 2013; 11(7):3295, 268 pp.Consulter le document guide, en anglais – et les nouveaux « tests abeilles » qu’il propose, pourraient constituer une avancée majeure pour la protection des pollinisateurs et de la biodiversité qui en dépend, en permettant d’interdire la mise sur le marché des substances actives dont la toxicité aura été démontrée.

L’EFSA Bee Guidance Document et les néonicotinoïdes

Après deux décennies de mobilisation des apiculteurs et des ONG contre les néonicotinoïdes, une classe d’insecticides systémiques particulièrement toxiques pour les abeilles, l’EFSA publie en janvier 2013 un avis sur la toxicité de trois de ces substances : la clothianidine, l’imidaclopride, et le thiaméthoxame. Elle conclut à des risques conséquents pour les abeilles après les avoir testées à l’aide des nouveaux « tests abeilles » qui seront présentés, quelques mois plus tard, dans son Bee Guidance Document.

 

Grâce à cet ensemble de tests démontrant la toxicité des néonicotinoïdes, plusieurs niveaux d’interdiction entreront en vigueur : l’efficacité de ces protocoles entraînera alors une contre-offensive de l’agrochimie pour tenter d’empêcher leur mise en place.

 

Pour en savoir davantage, lisez le premier volet de l’enquête.

Un réel progrès par rapport aux protocoles de tests utilisés jusque-là, qui mesurent surtout la toxicité aiguë des pesticides sur les abeilles à miel (Apis mellifera), c’est-à-dire les effets provoqués par leur exposition sur une courte période à une dose importante. Problème, les pesticides contemporains agissent selon des modes d’action divers, et peuvent avoir des effets qui ne sont pas directement mortels mais qui peuvent être délétères, entraînant par exemple la désorientation des butineuses ou réduisant leurs capacités de reproduction.

Il existe par ailleurs plus de deux mille espèces d’abeilles sauvages en Europe, souvent solitaires et plus fragiles que les abeilles à miel vivant en colonies, qu’aucune institution n’avait songé à inclure dans la mesure des effets des pesticides, bien qu’elles soient tout autant exposées à ces substances toxiques que leurs cousines domestiquées.

Pour pallier ces lacunes importantes, l’EFSA suggère donc dans le Bee Guidance Document 2013 :

  • de fixer des objectifs de protection ambitieux en fixant un taux de mortalité à ne pas dépasser ;
  • de prendre en compte les effets chroniquesLes effets chroniques sont évalués en exposant les abeilles aux substances sur une durée plus longue ou certains effets sublétauxLes effets sublétaux n’entraînent pas directement la mort, mais peuvent impacter la survie de la colonie, en affectant par exemple le sens de l’orientation des abeilles. tuant les abeilles exposées à très petites doses non létales sur le temps long ;
  • de prendre en compte de nouvelles voies d’expositionLe nouveau document inclut par exemple l’évaluation de l’exposition des abeilles aux pesticides par la consommation d’eau. des abeilles aux pesticides ;
  • et d’élargir l’évaluation de la toxicité des pesticides aux bourdons et aux abeilles solitaires.

Ces nouveaux protocoles permettraient de renforcer significativement l’évaluation de la toxicité des pesticides et, ainsi, de pouvoir interdire la mise sur le marché des substances actives les plus dangereuses pour les abeilles à miel, les bourdons et les abeilles solitaires. Ce potentiel progrès pour la protection de la biodiversité n’est évidemment pas dans l’intérêt des marchands de pesticides, dont les recettes seraient directement menacées par l’adoption de ces nouveaux tests.

Un avenir moins toxique pour les abeilles ? L’agrochimie contre-attaque.

Réalisant la menace, la European Crop Protection Association (ECPA)Ce lobby représente les principales entreprises de l’agrochimie devant les décideurs et les institutions de l’Union européenne (dont Bayer-Monsanto, Syngenta-ChemChina, BASF et Corteva). – le lobby européen de l’agrochimie, aujourd’hui rebaptisé CropLife – va farouchement s’opposer à la publication puis à l’adoption du document-guide de l’EFSA. Le ton est donné dès les premières consultations publiques organisées par l’autorité sanitaire en octobre et novembre 2012, puis en février et mars 2013, comme le prévoit la législation européenne. C’est l’ECPA qui, parmi une soixantaine d’organisations participantes, envoie le plus de commentaires.

Extraits des arguments de l'ECPA contre l'EFSA Bee Guidance Document

L’ECPA a soumis 79 puis 16 commentaires, regroupant ses arguments clés. La soixantaine d’organisations ayant participé ont une moyenne de 15 commentaires. Des entreprises de l’agrochimie ont également participé en leur nom à cette consultation. Plus on est de fous, plus on sévit ?

Dans les commentaires de l’ECPA se retrouvent les principaux arguments qui seront poussés par l’industrie tout au long des négociations secrètes, et repris par certains États membres de l’Union européenne. Pour faciliter leur lisibilité tout au long de l’enquête, ces arguments seront passés en gras :

  • L’EFSA propose de fixer l’objectif spécifique de protectionC’est en anglais que cette formule se retrouve dans les documents : « Specific Protection Goal » (également sous sa forme abréviée « SPG ») des abeilles mellifères à 7 %. Traduction : pour pouvoir être autorisée, une substance pesticide ne doit pas entraîner la mort de plus de 7 % des abeilles d’une colonie qui y aurait été exposée (soit 2 points de plus que le taux de mortalité naturelle fixé à 5 % à partir d’études réalisées avant l’utilisation des néonicotinoïdes).
    > L’industrie refuse cet objectif de protection trop contraignant, considérant que sa « pertinence biologique » est « discutable »« It is questionable in how far a 7% reduction of colony size is biologically significant at all. » Outcome of the First Round of Public Consultation on the draft Guidance Document on the Risk Assessment of Plant Protection Products on Bees (Apis mellifera, Bombus spp. and Solitary Bees), p.50. Qu’importe si, comme le précise l’autorité sanitaire, ce chiffre a été validé préalablement par la majorité des États membres de l’Union européenne.
  • Pour faire respecter ce maximum de 7 % de mortalité, l’EFSA a établi une valeur seuil de toxicité chronique qui ne doit pas être dépassée. Traduction : la valeur seuil – calculée à partir d’une formule à trois facteurs – doit assurer que, lorsqu’un échantillon est exposée pendant 10 jours consécutifs à une substance pesticide, cela n’entraine pas la mort de plus de 7 % des abeilles qui le composent.
    > L’industrie juge cette valeur seuil « trop conservatrice ». Autrement dit, elle protégerait trop les abeilles, dont les bourdons, et pas assez les intérêts économiques des multinationales de l’agrochimie. Selon le lobby de l’agrochimie, 95 % des substances actives ne valideraient pas le premier palier d’évaluation en laboratoire et devraient donc être évaluées aux paliers suivants« Chronic dietary risk assessments for adult bees indicated that 95% of all uses and substances would not pass the tier I risk assessment »Outcome of the First Round of Public Consultation on the draft Guidance Document on the Risk Assessment of Plant Protection Products on Bees (Apis mellifera, Bombus spp. and Solitary Bees), p.26, ce que l’industrie juge inacceptable. Le lobby se fonde sur une « étude d’impact » réalisée par ses soins et dont dont il ne donnera pas les références avant 2017.
  • Dans sa volonté de mieux protéger les abeilles au plus vite, l’EFSA propose d’utiliser des tests élaborés par ses soins sur la base des protocoles en cours de validation par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Traduction : les populations d’abeilles et de bourdons s’effondrent, et il ne faut pas attendre que les nouveaux protocoles de tests suivent le schéma classique de validation par les instances internationales, comme l’OCDE ou l’OEPPOrganisation européenne et méditerranéenne pour la protection des plantes., ce qui prendrait des années – voire des décennies.
    > L’industrie juge « irréalistes » les recommandations de l’autorité sanitaire et remet en cause la validité des protocoles proposés« … testing under the proposed schemes/requirements will be logistically extremely challenging if not impossible and lead to considerable delays in approvals. »Outcome of the First Round of Public Consultation on the draft Guidance Document on the Risk Assessment of Plant Protection Products on Bees (Apis mellifera, Bombus spp. and Solitary Bees), p.26. Elle n’a absolument pas intérêt à ce que des méthodes mises au point par des laboratoires indépendants soient acceptées, car jusqu’ici elle détermine elle-même la plupart des protocoles de tests utilisés pour l’évaluation des ses produits.

« Le nouveau document met en place des objectifs irréalistes pendant que l’industrie recherche des solutions pour protéger les pollinisateurs »

– déclare l’ECPA, en réaction (immédiate) à la publication de l’EFSA Bee Guidance Document.

En juillet 2013, quand l’autorité de sécurité des aliments publie son Bee Guidance Document, les lobbys sont sur le pied de guerre, et leur stratégie est bien arrêtée. L’ECPA dégaine aussitôt un communiqué de presse sobrement intitulé : « Santé des abeilles : le guide de l’EFSA potentiellement contre-productif – le nouveau document pose des attentes irréalistes alors que l’industrie recherche des solutions pour protéger les pollinisateurs ». Poursuivant la stratégie fixée pour répondre au scandale des néonicotinoïdes, les industriels de l’agrochimie veulent se présenter comme des acteurs de bonne volonté, soucieux de proposer leurs solutions à l’effondrement des colonies d’abeilles, plus efficaces que les propositions de l’autorité sanitaire européenne. L’ECPA ira même jusqu’à qualifier le document de l’EFSA d’obstacle à la protection des abeilles dans une tentative décomplexée d’inversion des rôles.

Le lobby des agrochimistes qualifie ainsi le Bee Guidance Document de « schéma disproportionné » et espère, face aux errances de l’autorité sanitaire européenne et de la Commission européenne, obtenir le soutien des États membres de l’Union européenne pour la suite des négociations : « Quand il s’agit de protéger la santé des abeilles et la productivité agricole, nous ne sommes pas seuls à espérer que les autorités des pays membres reconnaissent les lacunes de ce document, fastidieux et potentiellement contreproductif ». Un appel à l’aide qui ne restera, hélas, pas lettre morte.

  • Défendre les abeilles et l’intérêt général : la position que POLLINIS a tenue pour défendre l’EFSA Bee Guidance 2013

    (1/4) Un objectif spécifique de protection des abeilles mellifères de 7 % est adapté à la protection des colonies : 

    Cet « objectif spécifique de protection » a été calculé par l’EFSA en se basant sur le taux de mortalité naturelle des essaims, à partir de plusieurs études reconnues, précédant l’utilisation des néonicotinoïdes. L’une de ces études a été réalisée dans le cadre d’un jardin urbain non traité. L’autorité sanitaire a retenu le taux le plus bas par précaution, c’est-à-dire 5 % maximum de mortalité, auquel elle a ajouté une mortalité additionnelle causée par les pesticides, mais ne menaçant pas la survie de la colonie, déterminée par les chercheurs à 2 %. Cet objectif permet d’assurer une survie des essaims, même ceux dont la taille est limitée, et d’éviter de trop affaiblir les colonies qui, si leur population est trop réduite, seront plus exposées aux agressions extérieures et aux pathogènes.
    Pour plus d’information, lire cet article.

  • Défendre les abeilles et l’intérêt général : la position que POLLINIS a tenue pour défendre l’EFSA Bee Guidance 2013

    (2/4) Les valeurs seuils de l’EFSA Bee Guidance document 2013 sont valables et protectrices

    La méthodologie employée par l’EFSA dans ce document afin d’établir les valeurs seuils pour la toxicité chronique est correcte et justifiée, car elle assure que les objectifs de protection sont respectés.

  • Défendre les abeilles et l’intérêt général : la position que POLLINIS a tenue pour défendre l’EFSA Bee Guidance 2013

    (3/4) Que les essais en plein champ soient compliqués à réaliser ne justifie pas qu’on revoit les objectifs de protection à la baisse.

    La possibilité qu’un nombre significatif de substances ne passeraient pas les premiers tests (ce qui n’a pas été démontré), entraînant un travail supplémentaire et des difficultés techniques aux étapes 2 et 3, ne justifie pas qu’ils soient révisés pour être moins protecteurs. Les objectifs de protection et les valeurs seuils du document sont justes et ont été déterminés pour protéger au mieux les pollinisateurs. Les difficultés qu’ils pourraient entraîner doivent être acceptées et résolues sur le plan technique.

  • Défendre les abeilles et l’intérêt général : la position que POLLINIS a tenue pour défendre l’EFSA Bee Guidance 2013

    (4/4) La science académique propose des protocoles éprouvés et efficaces. Ils peuvent être utilisés.

    Rien n’empêche l’EFSA de proposer des protocoles sur la base des connaissances scientifiques actuelles, aucun règlement ne l’entrave sur ce point. Au contraire, la réglementation européenne exige des autorités compétentes qu’elles s’appuient sur les connaissances scientifiques les plus récentes, peu importe la source.

Malgré cette première offensive des firmes agrochimiques, la Commission européenne choisit de soumettre en vue de son adoption, comme c’est la règle, l’EFSA Bee Guidance Document 2013 à l’avis des Etats membres représentés par des personnes réunies au sein du SCoPAFF, le Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l’alimentation animale.

— Qu’est-ce que le SCoPAFF ? En lire plus

Le Bee Guidance Document vient d’entrer dans un « trou noir décisionnel » de l’Union européenne. Il sera présenté une trentaine de fois en l’espace de six ans aux membres du SCoPAFF, sans jamais être adopté. Pourquoi ? Mystère… Bien qu’il joue un rôle central dans la gestion des pesticides, et de tout ce qui a trait à l’agriculture en Europe, le SCoPAFF est complètement opaque. Personne n’est censé connaître l’identité de ses membres et il est impossible pour les citoyens européens de connaître le détail des négociations qui s’y tiennent, ni les positions défendues par les représentants des différents pays composant le comité. Ou, du moins… presque impossible.

Grâce à une longue série d’actions et au soutien de plus de 130 000 citoyennes et citoyens apporté au recours juridique de l’ONG devant le tribunal de l’Union européenne, POLLINIS a en effet réussi à obtenir 78 documentsPOLLINIS rend disponible l’ensemble des documents obtenus, classés chronologiquement.Consulter les documents jusqu’alors gardés secrets et divulguant les positions de plusieurs Etats membres. Un ensemble d’emails, de notes et de comptes-rendus, qui révèlent que plusieurs experts du SCoPAFF se sont systématiquement opposés à l’adoption des nouveaux protocoles de tests proposés par l’EFSA pour protéger les abeilles, en reprenant les arguments de l’agrochimie.

Consultez l’ensemble des documents obtenus par POLLINIS

Le SCoPAFF à la rescousse de l’agrochimie : ce que disent les documents secrets obtenus par POLLINIS

En septembre 2013, le SCoPAFF se réunit pour la première fois pour discuter de l’EFSA Bee Guidance Document. Alors que les négociations commencent à peine, l’ECPA envoie directement ses positions – détaillées précédemment – aux membres du SCoPAFF dans un email du 18 septembreL’accueil que réservent les représentants des États membres aux nouveaux protocoles de test est mitigé, avant de devenir glacial. C’est ce que montre le contenu des échanges obtenus par POLLINIS.

Plusieurs pays s’y opposent fermement, comme l’Italie, les Pays-Bas, la Slovaquie, la Hongrie, le Royaume-Uni ou la LettonieLes documents sont consultables ici. Certains de leurs arguments sont déjà parfaitement alignés avec les positions de l’industrie. À commencer par l’objectif spécifique de protection des colonies d’abeilles mellifères, qui avait pourtant été déterminé par l’EFSA sur la base d’études indépendantes et validé par les experts du comitéEFSA Guidance Document on the risk assessment of plant protection products on bees (Apis mellifera, Bombus spp. and solitary bees)(p12), au moment où l’autorité sanitaire élaborait les bases de son document-guide.

Le représentant du ministère de l’Agriculture slovaqueDocument 44-2083, dans un e-mail du 19 septembre 2013, refuse par exemple que l’objectif de mortalité maximum des colonies d’abeilles soit fixé à 7 % et demande qu’il soit remonté à 10 %, un chiffre « plus réaliste ». Le représentant de l’autorité sanitaire du Royaume-UniDocument 38-2083, déclare quant à lui trois mois plus tard, que l’objectif proposé serait « extrêmement difficile à mesurer », et que les membres du SCoPAFF « pourraient devoir [le] reconsidérer ».

Mail de la slovaquie 2013 commentaires sur l'EFSA BGD

« L’objectif d’éviter une réduction de 7 % de la taille de la colonie (comme perte signifiante biologiquement) – en tant que la force de la colonie dépend de l’influence de plusieurs facteurs, nous proposons de fixer une réduction de 10 %, comme valeur plus réaliste. ». Email du représentant de la Slovaquie du 19 septembre cherchant à modifier l’objectif de protection.

Comme l’industrie, les représentants de plusieurs pays dénoncent également le fait que certaines méthodes proposées par l’EFSA ne sont pas (encore) reconnues par les instances internationales (OEPP, OCDE…), ce qui n’est pourtant pas une obligation règlementaire, mais une norme imposée petit à petit par les industriels désireux de centraliser les tests réalisés pour valider leurs produits au niveau mondial. Rappelez-vous : en l’absence de protocoles de tests validés par ces organisations, et dans l’objectif de mieux protéger les abeilles, l’EFSA a en effet choisi de nouvelles méthodes, déjà éprouvées, pour évaluer les effets clés des pesticides (chronique, larves, etc.).

Si le représentant du ministère de l’Agriculture espagnolDocument 59-2083, dans un email du 17 septembre 2013, indique que le manque de protocoles de tests « standardisés et validés » rend l’évaluation difficile, le représentant de la HongrieDocument 58-2083, plus assertif, proclame dans un bref document du 19 septembre que l’usage de tests « non acceptés internationalement » rendra le processus de régulation « inefficace », et que les experts verront leur charge de travail augmenter. Les Pays-Bas usent également de cet argument, ajoutant que le document contiendrait selon eux un nombre significatif de « lacunes », un mot utilisé par l’ECPA dans son communiqué de presse quelques semaines auparavant.

Quelques pays ont des positions plus nuancées et critiquent les protocoles tout en proposant des évolutions constructives, comme la Grèce le 19 septembre 2013Document 42-2083, ou la Finlande le 1er octobreDocument 41-2083, qui suggèrent la mise en place d’outils simplifiant l’utilisation du document-guide qu’elles jugent respectivement « trop élaboré » ou « trop compliqué » . Ainsi, aucune position de soutien franc au document de l’EFSA n’émerge et la dynamique générale est au blocage.

  • Mail de la Hongrie 2013 commentaires sur l'EFSA BGD

    « L’utilisation de protocoles de tests non-acceptés internationalement et la hausse attendue de la demande pour les tests des paliers supérieurs rendront le processus régulatoire plus difficile et inefficace. »

    Email du représentant de la Hongrie du 19 septembre 2013, critiquant l’utilisation de méthodes validées par la science indépendante mais pas par les instances internationales.

  • Mail des pays bas du 20 septembre 2013 commentaires sur l'EFSA BGD

    « … les Pays-Bas concluent que l’évaluation des risques, basée sur le nouveau guide, prendra plus de temps et sera plus coûteuse que celle basée sur le guide précédent, affectant ainsi la disponibilité des [Produits de Protections des Plantes] » 

    Email du représentant des Pays-Bas du 20 septembre 2013, insistant sur le coût des nouveaux protocoles de tests.

  • Mail du royaume uni 2013 décembre 2013

    « Il est possible, cependant, que nous soyons obligés de reconsidérer cet objectif de protection particulier »

    Email du représentant du Royaume-Uni du 5 décembre 2013, évoquant notamment « le problème le plus important » selon lui : l’objectif spécifique de protection de 7 %.

La Commission tend la main, le SCoPAFF et l’agrochimie lui tordent le bras

Face à cet accueil pour le moins mitigé, la Commission s’ajuste et propose un compromis à la suite de plusieurs réunions de travail avec des experts du risque, représentants les États membres de l’Union européenne. Elle demande à l’EFSA de retravailler sa proposition pour la rendre plus « facile à utiliser » et, en avril 2014, elle met sur la table un nouveau plan de mise en place des protocoles de tests pour l’adoption progressive du document-guide. Pensé en trois étapes à court, moyen et long termes, ce plan a été élaboré avec le concours de l’EFSA et d’autorités compétentes des pays membres de l’Union européenne.

Décelé par POLLINIS dans un courriel envoyé par la Pologne à la Commission européenne le 28 avril 2014Document 11-2083, le plan propose :

  • Une première étape (A) applicable dès janvier 2015, qui mettrait en place les protocoles de tests que la Commission considère comme suffisamment solides et éprouvés, par exemple, ceux qui permettent l’évaluation de la toxicité chronique par exposition orale des abeilles mellifères adultes. Certains de ces tests étant déjà validés ou en cours de validation par les instances internationales.
  • Une seconde étape (B), déployable à partir de janvier 2017, pour les protocoles de tests que la Commission considère devoir encore être perfectionnés pendant ces deux années.
  • Une troisième étape (C), à mettre en place ultérieurement, pour tous les protocoles de tests qui demanderaient, selon la Commission, plus de deux années avant de pouvoir être validées.

Bien que la majorité des représentants des États membres se disent séduits par l’idée d’une approche par étapes, le SCoPAFF s’oppose maintenant autant à la nature des protocoles de ces nouveaux tests qu’à leur calendrier de mise en œuvre.

Les échanges entre les représentants de l’Italie et ceux du Royaume-Unis témoignent notamment de cette évolution : dans un courriel du 14 avril 2014Document 5-2083, un expert italien travaillant pour une institution publique de recherche agricole se réjouit par exemple du fait que la phase A prévoit l’application d’un test évaluant la toxicité aiguë des pesticides par contact direct pour les abeilles solitaires. Il soutient également l’idée qu’on peut très bien appliquer les tests en laboratoire, s’ils sont disponibles et validés, sans attendre que tous les tests des paliers deux et trois, c’est-à-dire les tests sous tunnel et les tests en plein champ, soient eux aussi disponibles.

Le représentant du Royaume-Uni s’oppose dès le lendemain à cette idéeDocument 6-2083. Il souligne qu’un test de laboratoire, même s’il est au point et validé ne devrait pas être utilisé si les protocoles de tests en plein champ ne sont pas validés auparavant par les instances internationales. Pour quelle raison ? Mystère. Le jour suivant, l’AutricheDocument 7-2083 se range du côté de l’Italie, et la discussion est bloquée au point mort.

Deux mois plus tard, les négociations n’ont toujours pas avancé et les désaccords continuent. L’expert représentant le Portugal, dans un document du 5 juin 2014Document 57-2083, affiche son opposition à la mise en place d’échéances du Bee guidance document et appelle de ses vœux une « approche pragmatique », sans échéance fixe, qui laisserait le temps de renforcer les protocoles et d’obtenir des « valeurs seuil plus robustes et réalistes ». Un autre représentant de l’Italie, dans un courrier officiel du Ministère de la SantéDocument 40-2083, appuiera cette position quelques jours plus tard. Utilisé pour rejeter en bloc le nouveau document de l’EFSA et son calendrier de mise en place, cette idée d’une « approche pragmatique » fait ainsi sa première apparition dans les échanges entre membres du SCoPAFF. Elle s’avérera également être un élément de langage clé de la communication de l’industrie agrochimique, dévoilé dans le prochain volet de cette enquête.

Les représentants des deux pays feront un autre pas vers l’industrie en proposant, dans des termes très proches, l’utilisation d’un outil de modélisation appelé BEEHAVE. Présenté par le Portugal comme un simulateur « supportant une plus grande complexité dans les dynamiques des abeilles, leur comportement et survie », ce modèle censé mesurer virtuellement différents facteurs ayant un impact sur les colonies d’abeilles a été cofinancé par… Syngenta, depuis rachetée par Chemchina pour devenir la plus grande multinationale de l’agrochimie, que nous avons vu précédemment lutter activement contre les limitations d’usages des néonicotinoïdes. BEEHAVE sera jugé, en l’état, inapte à mesurer l’impact des pesticides sur les ruches par l’EFSA, dans un avis publié en juin 2015.

La Hongrie, fidèle à sa position de blocage strict, rappelle dans la même période ses « inquiétudes sur l’objectif de protection bas de 7 % » et demande que ce chiffre soit revu à la hausse. Son email du 10 juin 2014Document 39-2083 vient conclure une première période d’environ un an, pendant laquelle les membres du SCoPAFF ont bloqué les propositions de l’EFSA et de la Commission européenne, reprenant à la lettre certains arguments de l’agrochimie.

Malgré une ultime tentative de l’EFSA pour prendre en compte les critiques des représentants des Etats membres, en publiant une nouvelle version du Bee Guidance Document le 4 juillet 2014EFSA Guidance Document on the risk assessment of plant protection products on bees (Apis mellifera, Bombus spp. and solitary bees) - p1, pour « améliorer sa faisabilité » et inclure deux nouveaux outils de calcul, les négociations patinent. On entre alors dans une phase de marasme : pendant deux ans, seuls deux échanges ont été relevés dans les documents obtenus par POLLINIS.

Cette période de creux va permettre à l’agrochimie de reprendre des forces et de consolider ces arguments pour attaquer à nouveau le Bee Guidance Document et le mettre à terre. Dans le prochain volet de cette enquête, nous verrons que les États membres représentés au SCoPAFF ne prendront pas davantage la défense du document-guide et lui porteront même le coup fatal, satisfaisant ainsi les attentes de l’agrochimie.

Le SCoPAFF est un comité européen aux pouvoirs surdimensionnés. Dans le secret, les représentants des États membres de l’Union européenne prennent des décisions sur tout ce qui a trait à l’agriculture et l’alimentation.

 

Pour que ces choix ne se fassent pas au profit de l’industrie et au détriment de la biodiversité, le SCoPAFF doit être rendu transparent.

 

Comme plus de 120 000 citoyens, signez la pétition de POLLINIS pour demander à libérer le SCoPAFF de l’emprise des lobbys, en rendant libre l’accès aux informations sur les membres du comité, leurs votes, les documents et comptes-rendus détaillés des réunions.

 

SIGNEZ LA PETITION