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Les start-ups spécialisées dans les pesticides à interférence ARN suscitent l’intérêt des poids lourds de l’agrochimie. Si d’ex-dirigeants de Bayer-Monsanto et Syngenta-ChemChina se retrouvent au sein de ces jeunes entreprises, les géants y investissent également directement, trahissant l’intention derrière les promesses : le maintien d’une agriculture industrielle, dans laquelle les intrants génétiques complètent les intrants chimiques. 

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L’empire de Monsanto dans les biotechnologies agricoles ne s’est pas fait en un jour. Outre quelques 2 milliards de dollars investis dans les années 1980 en recherche et développement« Monsanto veut “nourrir le monde” grâce aux biotechnologies », Les Echos (1997), la créatrice du RoundUp s’est également essayée à l’acquisition d’entreprises innovantes. En 1997, soit 21 ans avant d’être elle-même rachetée par Bayer, Monsanto finalisait l’acquisition de Calgene, connue pour sa tomate « Flavr Savr » – la première plante génétiquement modifiée à avoir été autorisée à la consommation humaine aux États-Unis –, avant d’absorber un an plus tard Dekalb Genetics, spécialiste des semences transgéniques qui prête aujourd’hui son nom à une gamme de graines made in Bayer.

Car dans la chaîne alimentaire de l’agrochimie, l’émergence de jeunes entreprises innovantes sert régulièrement les intérêts et la croissance des géants. Les pesticides génétiques ou à interférence ARN (ARNi) – conçus pour bloquer l’expression de gènes vitaux chez les ravageurs de cultures – ne dérogent pas à la règle. Alors que leur développement se trouve entre les mains de startups nord-américaines promettant une « nouvelle révolution verte »« RNAi-Based Pesticides Contribute To The Promise Of A New Green Revolution », Michael Helmestter, Forbes (2020), l’enquête de POLLINIS sur ces jeunes entreprises (Agrospheres, GreenLight Biosciences, RNAissance Ag, Trillium Ag…) a sans surprise fait ressurgir les spectres de Bayer-Monsanto, Syngenta-Chemchina ou encore Corteva.

Derrière ces jeunes pousses, les poids lourds de l’agrochimie avancent masqués, à grand renfort de conseils et/ou d’investissements pour faciliter le déploiement des pesticides génétiques.

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Liaisons dangereuses

 

Robert Fraley, l’ancien directeur du département de technologie de Monsanto, mieux connu comme le « parrain des OGM »« Godfather of GMOs Wants Consumers to Be Less Afraid of His Food », Bloomberg (2018) aux États-Unis, peut en témoigner. Après trente ans de bons et loyaux services pour Monsanto, il offre désormais son expertise à des novices en quête de conseils avisés. Son engouement pour la technologie ARNi, qu’il a décrite comme « l’un des progrès en agriculture les plus excitants de sa carrière »Les pesticides à ARN, nouvelle « révolution agricole » controversée, Usbek & Rica (2018), l’a ainsi poussé à rejoindre le conseil d’administration d’AgroSpheres, une start-up à la pointe de la production de pesticides à interférence ARNAgroSpheres Welcomes Dr. Robert Fraley, “Father Of Ag Biotech” And Longtime Monsanto CTO, To Board, Agrospheres..

Cette dernière compte d’ailleurs un confrère de M. Fraley au sein de ses instances dirigeantes : deux ans après la création de l’entreprise, un autre ponte de l’industrie agrochimique, Carl Casale, a également fait son entrée au conseil d’administration de la startup. Ancien directeur de la technologie de Monsanto, ce retraité siège depuis cinq ans en tant qu’administrateur indépendant dans un autre conseil d’administration, celui de Syngenta-ChemChinaCarl Casale, LinkedIn. Page consultée le 07/02/2024..

Ces liens humains avec les géants de l’agrochimie imprègnent également les organigrammes des startups étudiées par POLLINIS. Chez Trillium Ag par exemple, dont le conseil d’administration a récemment été complété par deux anciens hauts responsables de l’industrie : Neal Gutterson, ancien directeur de la technologie de Corteva, et David Fischhoff, pionnier des biotechnologies à usage agricole ayant officié près de trente ans chez Monsanto.

Autre exemple de startup : RNAissance Ag, créée en 2019 par le fonds d’investissement Tech Accel et trois scientifiques du Donald Danforth Plant Science Center« Launch of RNAissance Ag », RNAissance Ag (2019). Cet institut de recherche souhaitant « améliorer la condition humaine grâce aux plantes végétales » est notamment financé par Bayer Crop Science, Corteva ou encore la fondation Bill & Melinda Gates. Le nouveau président exécutif de RNAissance Ag, Steve Meyer, a passé près de 16 ans au service de Monsanto.

Tech Accel a également participé à une levée de fonds de GreenLight Biosciences, entreprise qui entend commercialiser neuf pesticides ARNi d’ici 2028 pour un marché potentiel estimé à 8 milliards de dollarsPrésentation aux investisseurs, GreenLight Biosciences, Novembre 2022.. En juillet 2023, l’entreprise était rachetée par un groupe d’investisseurs mené par la société de capital-investissement Fall Line Capital, dont aucun ne semble entretenir de liens capitalistiques avec les multinationales de l’agrochimie.

Pour autant, six ans avant ce rachat, GreenLight Biosciences avait suscité l’intérêt de Syngenta-Chemchina. Le géant de l’agrochimie, racheté la même année par ChemChina, avait alors investi dans la startup par le biais de sa filiale de capital-risque Syngenta Group Ventures. Parmi les anciens actionnaires de GreenLight Biosciences figurent également Blackrock2023 Quarterly Report (Unaudited), iShares Russell 2000 Small-Cap Index Fund, BlackRock, 31 mars 2023. , Vanguard2022 Annual Report, Vanguard Extended Market Index Fund, Vanguard U.S. Stock Index Funds Mid-Capitalization Portfolios, Vanguard, 31 décembre 2022., Fidelity2022 Annual Report, Fidelity® Extended Market Index Fund, Fidelity, 28 février 2023 ainsi que State Street (dont la participation est négligeable2022 Annual Report, State Street Total Return V.I.S. Fund, State Street, 31 décembre 2022) : quatre fonds de gestion d’actifs qui se retrouvent tous au capital de l’industrie agrochimique. Aux côtés de Capital Group – qui n’entretient aucun lien financier avec GreenLight Biosciences –, ces fonds possèdent en effet de 12 % à plus de 30 % de BASF, Bayer-Monsanto, Corteva et Syngenta (jusqu’à son rachat)BASIC/POLLINIS/CCFD, Analyse de la création de valeur et des coûts cachés des pesticides de synthèse, 2021. Vanguard et Blackrock possèdent par ailleurs 16 % des parts de FMC Corporation, autre leader mondial du marché des pesticides ayant participé, ce 27 novembre 2023, à une levée de fonds de 25 millions de dollars pour… Agrospheres.

Produits d’appoint pour l’agrochimie

 

Pour lutter contre le doryphore de la pomme de terre (Leptinotarsa decemlineata), GreenLight Biosciences a développé CalanthaTM, un spray ARNi récemment approuvé par l’Agence de Protection de l’Environnement des États-Unis (EPA).

 

Cet insecticide contient différents coformulants pour, notamment, « permettre de le mélanger avec d’autres produits agricoles ». Produits mentionnés sur l’étiquette du spray : deux fongicides et un insecticide développés par Syngenta-Chemchina – qui a investi dans GreenLight Biosciences en 2017 – ainsi qu’un fongicide signé Bayer-Monsanto.

 

CalanthaTM est ainsi conçu pour être mélangé à six substances actives au total, dont un insecticide hautement toxique pour les abeilles mellifères (Apis mellifera), plusieurs fongicides hautement toxiques pour les oiseaux, et un fongicide interdit en Europe depuis 2019 en raison d’un risque de contamination de l’eau potable.

Lire à ce sujet le troisième volet de l’enquête de POLLINIS sur les pesticides ARNi : « Derrière le rideau de vert »

Jusqu’à récemment, le conseil d’administration de GreenLight Biosciences comptait également sur la présence de deux anciens de Monsanto. Ganesh Kishore d’abord, docteur en biochimie qui a contribué à la découverte de Roundup Ready, la gamme de semences génétiquement modifiées pour résister à l’herbicide du même nom ; et Martha Schlicher ensuite, qui a travaillé pendant cinq années au service de Monsanto, notamment sur la réduction de l’impact environnemental du géant et l’implication des parties prenantes dans ce processus.

Donne-moi ta main, et prends la mienne

Au-delà de ces liens humains et financiers, les startups de l’agrigénétique et les multinationales de l’agrochimie travaillent régulièrement main dans la main. Ces collaborations trahissent à nouveau un dessein commun : le maintien d’une agriculture industrielle sous perfusion, dans laquelle les intrants génétiques complèteraient les intrants chimiques dans les champs – et les ventes. 

Dans une interview donnée à AgriBusiness Global en septembre 2023, le fondateur et président-directeur général de Trillium Ag, Todd Hauser, expliquait ainsi comment la technologie ARNi de son entreprise pourrait être utilisée par des firmes établies. « Trillium n’est probablement pas une entreprise dont vous verrez un produit dans un avenir proche, déclare-t-il. Vous verrez probablement notre technologie dans des produits déjà existants de grandes entreprises disposant des capacités de distribution et l’échelle réglementaire pour gérer et supporter le processus réglementaire »

Contourner la résistance aux pesticides chimiques

 

Pour l’industrie agrochimique, le développement des pesticides ARNi semble répondre à un enjeu d’ampleur : l’apparition de résistances aux pesticides chimiques parmi les ravageurs de culture. Dès 2014, le Centre national d’expertise sur les vecteurs (CNEV) établissait en effet que « des cas de résistance métabolique vis-à-vis de la plupart des familles d’insecticides chimiques ont été décrits chez la plupart des insectes ravageurs ».

 

Un rapport de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) sur les pesticides ARNi met ainsi en avant la « probable » complémentarité des pesticides chimiques et génétiques. L’institution s’appuie, entre autres, sur une étude démontrant l’efficacité de l’interférence ARN pour contrecarrer la résistance des moustiques à un insecticide pyréthrinoïde.

 

Autrement dit, les pesticides ARNi pourraient affaiblir les résistances des ravageurs aux pesticides chimiques et permettraient de continuer à répandre ces derniers dans les champs. L’industrie agrochimique, en investissant dans cette nouvelle génération de pesticides, ferait d’une pierre deux coups : maintenir ses ventes de produits chimiques, et augmenter celles de pesticides génétiques. 

 

> Lire à ce sujet le premier volet de l’enquête de POLLINIS sur les pesticides ARNi : « Pollinisateurs sacrifiés »

Aveu d’autant plus flagrant pour AgroSpheres, qui se félicitait en juin 2022 d’un partenariat pluriannuel signé avec Bayer-Monsanto. Pour Ameer Shakeel, fondateur et directeur technique de la startup, « faire équipe avec un partenaire mondial de premier plan comme Bayer nous aide à mener à bien une mission qui nous passionne toutes deux : transformer l’agriculture grâce à des produits plus performants et plus durables pour les cultivateurs »« AgroSpheres Announces Novel Modalities Partnership with Bayer », AgroSpheres (2023). RNAissance Ag  n’y échappe pas : celle qui développe un pesticide génétique ciblant la teigne des crucifères (Plutella xylostella) rachetait en 2020 la startup RNAgri« TechAccel Subsidiary RNAissance Ag Completes Acquisition of St. Louis-based RNAgri », RNAissance Ag (2020), qui avait signé deux ans plus tôt un accord de collaboration scientifique avec… Monsanto« RNAgri Inks Dea/l with Monsanto for Use of St. Louis Startup’s RNA Production Technology », Business Wire (2018) .

Constat similaire pour GreenLight Biosciences. Bayer, après des années de recherche autour d’un traitement ARN de Varroa destructor – un acarien d’Asie du Sud-Est qui décime les colonies d’abeilles à miel –, a ainsi choisi de vendre la propriété intellectuelle de ce produit à sa cadette. « La capacité de production de GreenLight, ainsi que son expertise technique dans les applications de l’ARN, en ont fait le candidat idéal pour faire progresser ces technologies », déclarait alors le responsable des technologies émergentes de Bayer, Shaun Selness, avant d’ajouter que « GreenLight [était] la mieux placée pour mettre sur le marché un produit rentable »« GreenLight acquires Bayer’s topical RNA Intellectual Property portfolio », GreenLight Biosciences (2021).

Le maître mot de ces collaborations serait ainsi, à en croire le géant allemand de l’agrochimie, l’innovation. Cette visée purement technique cache peut-être d’autres intentions, comme en témoignent les multiples scandales sanitaires et environnementaux impliquant les mastodontes : Monsanto Papers de 2017, Paraquat Papers de 2021, dissimulation de documents prouvant la toxicité de pesticides aux autorités européennesMie, A., Rudén, C. Non-disclosure of developmental neurotoxicity studies obstructs the safety assessment of pesticides in the European Union. Environ Health 22, 44 (2023). Les promesses écologiques des pesticides ARNi semblent à cet égard plus fiables dans la bouche de jeunes entreprises à la peau neuve que dans celle d’une industrie suscitant – au mieux – la méfiance.

Or, comme le détaille GreenLight Biosciences dans un prospectus remis en 2022 à l’organisme de contrôle des marchés financiers aux Etats-Unis, « la réussite de la commercialisation de nos produits candidats dépend, en partie, de l’acceptation par le public des techniques modernes de biotechnologie ». En effet, « les perceptions négatives du public à l’égard de l’ARN et de la régulation moléculaire de l’expression des gènes peuvent affecter l’environnement réglementaire »Prospectus financier de GreenLight Biosciences Holdings, SEC, 2022 pour leurs produits. L’agrochimie l’a compris : pour bien avancer, avancer masqués.

Pour la précaution, la mobilisation citoyenne

 

La mobilisation citoyenne : menace pour les fabricants de pesticides génétiques et espoir pour celles et ceux qui demandent, comme POLLINIS, l’application stricte du principe de précaution ?

 

En l’absence d’une évaluation scientifique indépendante des risques des pesticides ARNi, l’association demande l’application du principe de précaution et un moratoire immédiat sur les essais et demandes d’autorisations en cours. Elle réclame également l’évaluation complète de leurs risques pour les abeilles, les pollinisateurs sauvages, la biodiversité et les écosystèmes par une agence indépendante. 

 

Comme 70 000 citoyens, signez notre pétition.

 

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