Travailler sur l'équilibre de l’agrosystème

C’est en 1995 qu’Olivier Ranke reprend la Bergerie de Villarceaux, à Chaussy dans le Val d’Oise. Cette ferme est intégrée dans un immense domaine de 700 ha, propriété de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme (FPH), dont les châteaux et les parcs sont gérés par la région Île-de-France. Olivier Ranke, ingénieur agronome, réalise à l’époque la transition agréocologique de la ferme de 370 ha, une expérience pionnière à une heure de Paris.Le passage à la bio se fait au tournant du millénaire.

Sur cette terre du Vexin livrée à la monoculture de céréales, Olivier Ranke va réintroduire l’élevage, avec un troupeau de vaches salers. L’objectif de la ferme est de créer un système autonome en intrants, en fixant naturellement l’azote de l’air grâce aux légumineuses, qui seront broutées par les vaches, dont le fumier servira de fertilisant pour le blé. L’agronome travaille sur des variétés de blé anciennes pour faire du pain, l’idée étant de produire des céréales destinée à l’alimentation humaine et non au bétail.

Pour réintroduire de la biodiversité dans le milieu, il a également redécoupé le domaine en parcelles plus petites et replanté des haies qui abritent oiseaux, faune auxiliaire et pollinisateurs. Vingt hectares de terrain sont dédiés à l’agroforesterie, pour abriter les oiseaux, et lutter contre les pertes d’eau et le lessivage des sols. Les ressources sont nombreuses pour les pollinisateurs, même si elles n’ont pas été spécifiquement introduites pour eux,  : mûriers sauvages, robiniers faux-acacia, frênes, merisiers, pruniers, pruneliers, mirabelliers…

Aujourd’hui, Olivier Ranke garde son credo : « la ferme, ce n’est pas uniquement un outil de production ; c’est un outil  d’intégration territorial, écologique, paysager, social, économique » qui doit tenir compte d’une réflexion globale sur le système alimentaire.

Caractéristiques de la ferme :

  • Lieu : Commune de Chaussy (Val d’Oise)
  • Taille : 370 hectares
  • Date d’installation : 1995 (reprise de la ferme en 2006)
  • Production : vaches salers, moutons, blé et cultures diverses (orge, avoine, épeautre, petit épeautre, lentilles, lentillon, féverole, tournesol, quinoa, sarrasin,…)

Points forts :

  • Un système de polyculture-élevage intelligent fondé sur des prairies mixtes à base de légumineuses qui permettent de se passer de l’apport extérieur d’azote minéral. L’azote est fixé par les légumineuses pâturées par les animaux, produisant le fumier et le compost qui serviront de fertilisants pour la culture de céréales.
  • La diversification des assolements, avec 40 % de la surface consacrée au blé et les 60 % restants répartis entre une dizaine d’autres cultures.
  • La place primordiale donnée aux infrastructures agroécologiques, y compris dans la lutte contre les ravageurs.
  • L’utilisation de l’agroforesterie (20 hectares spécialement dédiés) pour limiter le lessivage des sols et fixer les éléments minéraux en profondeur.
  • La mise en place de zones de rupture servant de lieux de régulation et limitant l’impact des indésirables : la « logique d’équilibre écologique » prime sur la « logique d’éradication ».
  • La mise en place de circuits courts : le blé part en filière locale et 80 % de la viande est vendue localement.

Les freins pour la transition agricole :

Pour la ferme :

  • La difficulté à gérer un grand nombre de variétés de cultures : « À côté du blé, gérer la diversité sur tout le reste, cela aurait été infernal. »
  • De par sa situation géographique, la ferme souffre de façon récurrente du manque de luminosité : « Une des explications de la récolte catastrophique de 2016, c’était la faible luminosité lors de la floraison des céréales, un déficit de 30 à 50 % par rapport à une année normale. »
  • La viabilité économique reste encore très fragile :

« Quand on maintient les grands équilibres ça tient, mais dès que cela bouge, c’est plus compliqué. Par exemple : il y a des années où on a fait un peu trop d’herbe et pas assez de cultures et on s’est tout de suite retrouvés dans le rouge. »

 

  • Le non travail du sol reste un objectif difficile à atteindre :  « Le non labour pourrait être possible mais le chargement à l’hectare ne serait plus rentable. »
  • La ferme reste dépendante aux énergies fossiles : « On n’est jamais satisfait là-dessus. La consommation annuelle de la ferme, grosso modo c’est environ 30 000 litres de fioul. Ce qui représente à peu près 80 litres de fioul à l’hectare. Après il y a un peu de transport à rajouter, donc peut être 100 litres à l’hectare tout compris. »
  • Certains déchets peinent à être recyclés : « Il y a beaucoup de plastique que l’on évacue quand même ; des bâches, que l’on essaie de redonner derrière, et toutes les ficelles. On essaie de recycler au maximum les big bags (grands sacs utilisés pour le transport ou le stockage agricole), sinon cela part en incinération. »
  • Il reste difficile d’éviter la fauche au printemps, qui réduit les ressources et l’abondance des pollinisateurs : « Là on va faucher vers la mi-juin. C’est vrai que ce n’est pas la meilleure période mais on est bien obligés, même si on étale les fauches sur 3 semaines quasiment. »

Pour le développement d’une agriculture alternative :

  • L’entretien des infrastructures agroécologiques (IAE) constitue un investissement dont la rentabilisation n’est pas forcément évidente : « Aujourd’hui on a des haies vieillissantes. À mon avis, l’intérêt agroécologique est de plus en plus faible, il faut arriver à revégétaliser. Le souci, c’est que c’est coûteux en temps et en moyens, avec un rapport financier direct faible voire nul. »
  • Ces IAE peuvent également abriter des hôtes indésirables : « Il y a aussi le problème de la sitone pour les légumineuses comme la féverole. Le souci, c’est qu’elle est hébergée par les haies. »
  • Plus généralement, le déficit de connaissances empêche une gestion optimale des IAE ainsi que de l’enherbement : « Le but c’est vraiment de travailler l’équilibre de l’agrosystème. Mais pour le moment, ça reste encore un pari, cette gestion de la résilience, on ne sait pas ce qui fait que certaines années ça marche et d’autres non. Donc là il y aurait vraiment des moyens de recherche à mettre là dessus. Je pense que si on était un peu meilleurs techniquement, notamment sur la maîtrise de l’enherbement, on gagnerait 4, 5 ou 6 quintaux, ce qui nous permettrait de voir les choses un peu plus sereinement. »

« Le but c’est vraiment de travailler
sur l’équilibre de l’agrosystème. »

 

  • La dépendance aux apports d’azote reste forte, même en agriculture biologique : « Le principal problème qui se pose en AB, c’est le cycle de l’azote et la gestion des adventices. On ne sort pas de ça, ça fait 15 ans qu’on le sait et 15 ans qu’on travaille dessus. Les systèmes en bio qui arrivent à être performants utilisent de l’azote extérieur, c’est une vraie question. Des systèmes comme le mien, fondés sur les cycles naturels de l’azote, sont beaucoup plus complexes à gérer et sont très influencés par les conditions climatiques. »
  • Les alternatives restent limitées pour la culture de légumineuses : « A part des féveroles, qu’est-ce qu’on peut faire ? De la lentille, du pois chiche, ou encore quelques autres choses qu’on ne maîtrise pas très bien, avec des productivités moindres et des débouchés très limités… »
  • La performance d’une exploitation agricole se mesure encore principalement au rendement à l’hectare, sans tenir compte de l’utilité réelle de la production. « Aujourd’hui, on évalue beaucoup la performance des systèmes bio non pas sur leur impact alimentaire mais sur leur productivité nette à l’hectare. Ce qui est un peu limite. Sur une rotation blé-orge-colza basique en conventionnel, 80 % va aller à l’alimentation du bétail. Donc d’entrée de jeu, vous avez produit tant de tonnes, mais pour l’alimentation humaine, cela représente 5 fois moins (…) Sur les systèmes bio, j’observe qu’il y a beaucoup de cultures qui se développent comme le triticale, l’orge d’hiver, qui sont vraiment focus « aliment du bétail », mais qui sont très « productives » aussi du coup. »
  • Même en AB, la demande favorise l’orientation de la production vers les aliments pour le bétail : « Je trouve qu’il n’y a pas assez de différentiel entre les filières « alimentation du bétail » et « alimentation humaine », mais la structure économique des filières bio est ainsi. On a une énorme demande sur les produits laitiers, les œufs, le porc… cela génère une grosse demande pour l’alimentation du bétail. »
  • Certains acheteurs recherchent avant tout « l’étiquette bio » plutôt que la durabilité réelle de la pratique agricole : « Il y a deux types d’acteurs, il y a des acteurs qui cherchent la bio la moins chère et d’autres qui cherchent de manière un peu plus prospective, et on travaille bien avec ces gens-là. « Il faut bien voir que les grandes filières « aliments du bétail » et les grands fournisseurs en blé, (…) qui ont des gros moulins nationaux en bio ou en partie bio, ceux-là sont plus sur une politique du moins-disant, du moins cher. »

« Il y a deux types d’acteurs, il y a des acteurs qui cherchent la bio la moins chère et il y en a qui cherchent
de manière un peu plus prospective,
et on travaille bien avec ces gens-là. »

 

  • Les « filières courtes » ne sont parfois pas si courtes que ça : « Biocer, c’est quand même tout le quart nord-ouest de la France, du Pas-de-Calais au Maine-et-Loire. Parler de « filière courte » à ce niveau-là, ça paraît un peu compliqué. »
  • Pour des raisons de prix, les producteurs bio ont encore du mal à « entrer dans les cases » des commandes publiques, malgré une demande montante : « Je remarque qu’on commence à parler de bio dans les cantines, parce que les néo-ruraux prennent de l’importance. Après, cela reste une question de prix, c’est pas simple… (…) Mon épouse est conseillère municipale, elle a participé aux commissions sur les cantines et elle a bien vu que l’important, ce n’était pas la qualité alimentaire. Il faut simplement que les enfants mangent et que les parents en aient pour leur prix, voilà… Tant que les enjeux ne sont pas plus clairs à ce niveau-là, ce n’est pas la peine de tenter quoi que ce soit. »
  • Les bonnes pratiques ne sont pas forcément réplicables : « Il ne faut pas rêver ; les fermes sont des microsystèmes avec des réglages hyper fins et chaque rouage est unique. C’est une combinaison très subtile entre le potentiel des sols et le système de culture, le matériel, l’homme, ses disponibilités. (…) Quand on regarde l’innovation, il faut se demander dans quel système elle a émergé, dans quelle dynamique elle s’inscrit. Beaucoup d’essais sont faits sur des micro-parcelles, des associations de culture… Mais transférer du micro au macro, c’est une autre histoire… »
  • Le développement d’une agriculture alternative se heurte à la résignation et à un frein cognitif :

« Les agriculteurs sont sur un discours d’arrière-garde, ils se battent avec l’énergie du désespoir, dans des systèmes dominants ou beaucoup se disent qu’il n’y a pas d’alternative… « J’ai pas d’autre choix » :
c’est ça que l’on entend le plus souvent. »

Les leviers pour le changement

  • Promouvoir un système de polyculture-élevage avec des rotations longues, plus souples et diversifiées :  « L’intérêt du système polyculture-élevage est d’être très souple. On a toujours la possibilité, si on se sent dépassé par les adventices par exemple, de pouvoir repasser une parcelle en prairie. Dans une polyculture « pure », on est généralement très contraint par la rotation. »
  • Promouvoir la sélection de variétés localement adaptées, capables d’évoluer avec le contexte pédoclimatique : « On a une petite activité de sélection sur le blé, l’idée étant de travailler sur des populations, des mélanges adaptés localement. »
  • Valoriser la production par la transformation et la vente directe : « On développe un fournil, avec mise en place de vente directe de pain, l’idée étant de travailler sur un pain de qualité, un pain « santé ». Du coup, cela nous pousse aussi à réfléchir aux variétés qu’on implante, avec l’avantage de pouvoir tester directement les résultats. »
  • Favoriser la création de filières territoriales à chaque échelon : « En Île-de-France , on a une filière qui peut se mettre en place. Je travaille d’ailleurs avec une coopérative qui vise à mieux la structurer avec les agriculteurs et les transformateurs. (…) La volonté, c’est de développer des filières régionales qui s’intercalent entre les filières locales des agriculteurs et les filières nationales. »
  • Renforcer la prime à l’agriculture biologique et améliorer les délais de versement des aides : « Ça commence à changer sur les aides. Même si elles arrivent en retard, il y a quand même une prime à la bio réelle. »
  • Faire connaître les labels qui intègrent la dimension sociale et territoriale de l’agriculture : « Ici, on a la mention « Nature et progrès », parce qu’on s’intéresse un peu plus à l’intégration territoriale de la ferme. »

« La ferme, ce n’est pas uniquement un outil de production, c’est aussi un outil d’intégration territorial, écologique, paysager, social, économique. On essaie de faire travailler des locaux, on a une réflexion sur le système alimentaire »

Images P.Besnard/POLLINIS