LE PROJET : évaluer la contamination des réserves naturelles

La France possède une riche mosaïque d’aires naturelles protégées, dont les écosystèmes diversifiés sont autant de refuges pour la biodiversité. Ces écrins protecteurs pour de nombreuses espèces de plantes à fleurs, d’insectes, de mammifères, d’oiseaux ou encore de batraciens font pourtant face à une menace silencieuse : l’omniprésence des pesticides chimiques, et les graves risques que leur présence implique pour l’équilibre écologique de ces sanctuaires.

Et si plusieurs études ont déjà montré la pollution alarmante des zones protégées d’Europe, celle des aires naturelles françaises reste méconnue. POLLINIS a donc lancé un projet scientifique inédit, en partenariat avec l’université de Turin et plusieurs réserves naturelles françaises, pour évaluer l’étendue de la contamination aux pesticides de ces habitats préservés. 

Cette étude vise non seulement à quantifier la présence de pesticides, mais aussi à identifier les substances impliquées, leurs impacts écologiques potentiels et éventuellement le schéma de leur distribution. Nous nous armons ainsi de connaissances essentielles pour concevoir des stratégies d’atténuation ciblées, préserver la biodiversité et sauvegarder la santé des écosystèmes et des communautés qui en dépendent.

La problématique : des niveaux de pollution chimique inconnus

En Europe, 37 % des espèces d’abeilles et 31 % des espèces de papillons de jour voient leur population déclinerIPBES, 2016, et plus d’un tiers des espèces de syrphes se retrouvent menacées d’extinctionUICN, 2022. . Cette érosion de la diversité des pollinisateurs n’épargne pas les zones protégées (parcs nationaux, réserves naturelles …), où la biomasse des insectes ailés s’effondre également. En 2017, une étude s’appuyant sur des données de terrain recueillies depuis 1989 dans 63 aires protégées d’Allemagne montre ainsi que le poids cumulé des insectes volants y a chuté de 76 % en 27 ansHallmann CA, Sorg M, Jongejans E, Siepel H, Hofland N, Schwan H, et al. (2017) More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas. PLoS ONE 12(10): e0185809. .

Pour les auteurs de l’étude, ces observations peuvent être extrapolées à de nombreux pays européens où les pratiques agricoles (simplification des paysages, dépendance aux pesticides chimiques…) s’avèrent similaires. Pour autant, aucune étude spécifique aux aires naturelles protégées de France n’existe à ce jour, et le manque de littérature scientifique concernant la contamination de leur sol et de leur flore par les pesticides complexifie la conception de politiques adaptées de conservation des écosystèmes.

Aires naturelles protégées : préserver les pollinisateurs, conserver les habitats

Les interactions entre les plantes et les pollinisateurs occupent un rôle central dans les écosystèmes, et la protection d’une réserve naturelle requiert à cet égard de s’intéresser à ses populations de précieux butineurs. Certaines espèces de plantes à fleurs dépendent par exemple d’une seule ou d’une poignée d’espèces pollinisatricesC'est par exemple le cas des tomates, dépendantes de la pollinisation par vibration des bourdons. : lorsque ces dernières disparaissent, la plante risque de disparaître à son tour. 

La pensée des champs (Viola arvensis) illustre différemment les impacts du déclin des pollinisateurs sur les communautés végétales : fin 2023, des chercheurs de l’université de Montpellier ont montré que ces plantes poussant dans les champs produisaient des fleurs plus petites et moins de nectar qu’il y a trente ans. Moins attirantes pour les pollinisateurs, les pensées recourent également bien plus souvent à l’autofécondation. Cette stratégie, payante à court-terme, s’opère toutefois au prix d’une vulnérabilité accrue de l’espèce (perte de diversité génétique)« Avec moins de diversité génétique, les plantes sauvages auront sans doute plus de mal à s’adapter aux changements environnementaux futurs », déclare un des auteurs de l’étude au Monde. L’inquiétante adaptation d’une fleur sauvage au déclin des insectes pollinisateurs, Le Monde (2023).

Alors que l’usage massif de pesticides décime les populations de pollinisateurs, l’étude de POLLINIS visant à documenter pour la première fois la contamination des aires naturelles protégées françaises permettra donc à ces dernières de jouer pleinement leurs rôles de sanctuaires.

« NOUS ESPÉRONS QUE CE QUE NOUS METTONS EN PLACE DEPUIS PLUSIEURS ANNÉES VA FINIR PAR AVOIR UN IMPACT RÉEL, ET QUE NOUS ARRIVERONS UN JOUR À NOUS DIRE QUE CE QUI POUSSE DE NOTRE TERRE NE CONTIENT AUCUNE SUBSTANCE CHIMIQUE NÉFASTE POUR NOUS OU N’IMPORTE QUEL ÊTRE VIVANT, DONT LES POLLINISATEURS ».

Emilie Marsaud, garde et animatrice nature et territorial à la réserve naturelle régionale Confluence Garonne-Ariège.

LES SITES D’ÉCHANTILLONNAGE : DES REFUGES PROPICES AUX POLLINISATEURS

Pour mener à bien ce projet, les équipes de POLLINIS ont contacté de nombreuses aires naturelles protégées françaises. A ce jour, 14 premières réserves naturelles ont accepté d’y participer :

Ces réserves aux habitats extrêmement variés (forêts, plages, tourbières, prairies, falaises, grottes, rivières…) font office de sanctuaires pour des milliers d’espèces de pollinisateurs comme l’Andrène de la scabieuse (Andrena hattorfiana), une abeille inscrite sur la liste rouge européenne et recensée dans la réserve de la Massane, le bourdon des aconits (Bombus gerstaeckeri), présent dans la Vallée d’Eyne et classé vulnérable en Europe, ou encore l’Isabelle (Graellsia isabellae), un spectaculaire papillon de nuit protégé sur le continent et observable dans la réserve de Prats-de-Mollo-la-Preste.

L'équipe

petra rousselDr. Petra Roussel est titulaire d’un doctorat en physiologie et biologie des organismes délivré par le Muséum national d’histoire naturelle (MNHM). Au cours de son premier post-doctorat, elle s’est concentrée sur les effets toxiques des pesticides et de leurs mélanges sur le système endocrinien, la neurogenèse, le développement et le comportement. Elle a consacré son deuxième post-doctorat à l’analyse d’échantillons d’eau, d’air et de poils de chimpanzés sauvages dans le parc national de Kibale, en Ouganda. Chargée de recherche scientifique au sein de POLLINIS, elle est responsable de plusieurs projets portant sur les pesticides et leur présence dans l’environnement.

 

Alex

Dr. Alexandre Barraud est écotoxicologue spécialisé sur les effets des pesticides sur les abeilles sauvages. Il a travaillé sur le projet européen PoshBee au cours duquel il a étudié les interactions entre les stress nutritionnels et agrochimiques, s’est intéressé aux réponses physiologiques et moléculaires de tels stress et a développé de nouveaux protocoles d’élevage et d’exposition pour des espèces sauvages. Chargé de recherche scientifique chez POLLINIS, il se concentre sur la contamination environnementale, la toxicité sublétale et le développement de protocoles d’évaluation des risques. Il défend également les connaissances scientifiques dans les arènes règlementaires nationale et européenne. Il sera en charge, pour ce projet, de faire le lien entre les niveaux de contamination retrouvés et leurs effets potentiels sur les pollinisateurs. Avec l’objectif, à terme, de créer un modèle pour prédire les effets d’une concentration donnée.

 

Gros plan pollinisateur (syrphes?) fleur jaune et blancheDr. Barbara Berardi est anthropologue et directrice de la recherche et du plaidoyer chez POLLINIS. Elle est spécialiste de l’interface entre science et politique, notamment en matière de procédure réglementaire de l’évaluation des risques des pesticides. Dans le cadre du projet, elle sera en charge de la coordination des activités de recherches ainsi que du volet sociologique et de la recherche action à venir.

LES PARTENAIRES

Logo_Universite_TurinOutre les réserves naturelles ayant accepté de prendre part au projet, POLLINIS travaille également aux côtés du professeur Simone Tosi, du département d’agriculture, des forêts et des sciences alimentaires de l’Université de Turin pour recueillir le plus de données de toxicité possible, développer des modèles pouvant prédire les effets des pesticides sur la santé des abeilles et inclure des données de toxicité létale et sublétale de différents pesticides sur les abeilles sauvages et domestiques.

 

 

logoFRNC

Créée en 1991 afin de mutualiser les moyens des 9 réserves naturelles nationales du département des Pyrénées-Orientales, (Nohèdes, Mas Larrieu, Py, Vallée d’Eyne, Mantent, Conat, Massane, Jujols et Prats-de-Mollo-la-Preste), la Fédération des Réserves Naturelles Catalanes (FRNC) sélectionne les sites à échantillonner, effectue les prélèvements et indique leur géolocalisation au sein des habitats concernés.

Prélèvements dans la réserve Confluence Garonne-Ariège

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La Réserve naturelle régionale (RNR) Confluence Garonne-Ariège, tenant son nom du fleuve et de la rivière qui s’y rejoignent, s’étend sur près de 600 hectares au sud de Toulouse. Ce site, qui porte encore les traces d’un passé industriel et d’agriculture intensive, s’affirme aujourd’hui comme un sanctuaire pour les 2 000 espèces végétales et animales qui y ont été recensées. Faisant face elle aussi à la menace des pesticides, les équipes de la réserve ont souhaité participer au projet scientifique de POLLINIS et ont prélevé, à la fin de l’été 2024, des échantillons de terre et de végétaux dans six emplacements différents.

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« Notre réserve naturelle dispose d’une mosaïque de milieux assez extraordinaire, allant des coteaux aux falaises, des forêts alluviales aux bras-morts, des zones humides aux milieux aquatiques… Elle regorge d’espèces, dont certaines à forts enjeux de protection, comme notre symbole, l’aigle botté qui niche sur la réserve depuis un certain nombre d’années, et qui s’y reproduit », explique Emilie Marsaud, garde et animatrice nature et territorial à la RNR Confluence Garonne-Ariège. 

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Équipée d’une tarière, la garde retire le couvert végétal de surface et prélève plusieurs centaines de grammes de sol jusqu’à 20 centimètres de profondeur. « Ce sont dans les vingt premiers centimètres de sols que se trouve la plus grande biodiversité, et c’est ce qui permet aux sols d’être en bonne santé », explique-t-elle. Ce premier site se situe à quelques pas de la Confluence entre l’Ariège et la Garonne. 

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Les échantillons prélevés, qu’il s’agisse de sol ou de végétaux, sont ensuite déposés dans des sacs pré-étiquetés et envoyés à un laboratoire accrédité par le COFRAC (Comité français d’accréditation). Grâce à l’annotation des coordonnées GPS pour chaque site de prélèvement, les résultats seront compilés et cartographiés. 

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Au total, six prélèvements de terre et de végétaux ont été réalisés, comme dans ce champ situé dans la réserve. Une attention particulière a été portée à la diversité des sites : prairies anciennement agricoles, zones forestières, zones humides… « Nous avons aussi fait un maillage en fonction de la proximité des sites avec des espaces urbains ou très anthropisés, pour pouvoir avoir l’impact de ces activités sur les sols et les pollinisateurs », précise Emilie Marsaud.

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Menacé en France, l’azuré du serpolet (Phengaris arion) fait partie des espèces remarquables identifiées dans la réserve naturelle. Ce petit papillon, dont le dessus des ailes bleu est bordé de gris, est myrmécophile au stade larvaire : la chenille, à sa troisième mue, se laissera en effet tomber de sa plante hôte en espérant attirer, grâce à son odeur, une fourmi du genre Myrmeca. Trompée, cette dernière déposera la chenille dans la colonie où « elle se nourrira des essaims et des œufs jusqu’à ce qu’elle soit prête à devenir chrysalide et s’envoler. L’étude de la qualité des sols est d’autant plus importante pour cette espèce puisqu’elle a une phase de vie souterraine », détaille la garde. 

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« Notre mission, en tant que salariés de la réserve, c’est à la fois de préserver sa biodiversité en aménageant des sentiers, des protections de berge, en plantant des haies… mais aussi de sensibiliser le public et d’essayer de leur faire comprendre les enjeux de la protection de ce milieu. L’objectif n’est pas de le mettre sous cloche, mais de le rendre accessible aux habitants pour qu’ils puissent en découvrir la valeur et la beauté, et les espèces qui y vivent », conclut Emilie Marsaud, en mentionnant également le travail réalisé en partenariat avec les agriculteurs de la réserve pour réduire les intrants en pesticides.

LE PROTOCOLE

Échantillonnage

Les points de prélèvement au sein des réserves échantillonnées (sol de surface et plantes) seront choisis afin d’assurer une couverture représentative des différents milieux.

Dans les cas où les activités agricoles adjacentes peuvent influencer la composition du sol de la réserve, des échantillons supplémentaires seront prélevés dans les champs avoisinants. Cette analyse comparative fournira des informations précieuses sur l’étendue de la dispersion des pesticides à partir de sources agricoles.

Pour chaque site, les coordonnées GPS ainsi que les informations détaillées sur l’emplacement seront enregistrées afin de faciliter une cartographie et une analyse précises. Deux types de prélèvements seront réalisés sur site :

  • Des échantillons de sol de surface, d’environ 200 grammes et prélevés à profondeur constante. Ils seront ensuite conservés au frais et à l’abri de la lumière afin d’éviter la dégradation des résidus de pesticides, puis transportés au laboratoire dans des conteneurs scellés pour garantir la chaîne de conservation ;
  • Et des échantillons de plantes, avec 10 pissenlits collectés dans un sac zip-lock et congelés.

Analyse chimique

Pour détecter et quantifier précisément les résidus d’environ 700 pesticides synthétiques, de leurs métabolites et potentiellement certains métaux lourds, les échantillons sont analysés dans un laboratoire accrédité CofracLe Comité français d’accréditation délivre les accréditations aux organismes intervenant dans l’évaluation de la conformité en France.utilisant la chromatographie GC/MS et LC/MS, qui permet de quantifier les composants chimiques d’un mélange complexe.

Prochaines étapes

  • Fin 2024 : analyse des premiers prélèvements et demandes d’autorisation d’échantillonnage pour l’année suivante ;
  • Début 2025 : poursuivre l’échantillonnage et l’analyse chimique visant à détecter et à quantifier la présence d’environ 700 pesticides synthétiques et de leurs métabolites ;
  • Mi-2025 : commencer le développement de modèles statistiques permettant de savoir si une abeille est menacée en fonction de la contamination identifiée ;
  • Fin 2025 / Début 2026 : publication d’un rapport complet sur les résultats de l’analyse chimique et de l’interprétation des données.

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Photos : ©Ph. Besnard/POLLINIS, ©L.Lamotte/POLLINIS, photo de l’azuré du serpolet ©fra298 / Flickr, ©P.Jacquesson