fbpx

Pesticides / SDHI

Chronique d’un scandale annoncé : l’histoire de l’évaluation des risques des SDHI

Les fongicides SDHI, largement utilisés en France et en Europe, font l’objet d’alertes sanitaires et environnementales depuis des années. Fin 2023, l’Agence sanitaire française publiait les travaux du groupe de travail formé pour y répondre. Si l’Anses conclut à l’absence « de préoccupation sanitaire » liée à l’ingestion cumulée de résidus, le rapport met en avant plusieurs inquiétudes et un manque de connaissances des risques pour le vivant.

CATÉGORIES :
Date : 26 février 2024

Le 5 décembre 2023, l’Agence sanitaire française (Anses Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) rendait son avisAvis et rapport de l'Anses relatif à l'actualisation des données relatives aux substances phytopharmaceutiques de la famille des inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI) sur les pesticides SDHI (inhibiteurs de la succinate déshydrogénase) après trois ans d’analyses et de discordes au sein du groupe de travail dédié. Et si l’Agence se veut rassurante en affirmant qu’il n’y a pas de « de préoccupation sanitaire »« Nouvelles expertises de l’Anses sur les SDHI dans les produits phytopharmaceutiques »Anses (5 décembre 2023) liée à l’ingestion cumulée des résidus de SDHI – et  pas de nécessité à suspendre les autorisations de mise sur le marché des SDHI –, elle recommande pourtant d’abaisser 11 des 39 seuils de risques étudiés, appelés valeurs toxicologiques de référence (VTR)Les valeurs toxicologiques de référence (VTR) permettent de quantifier le risque d’une substance pour la santé humaine. Ces valeurs sanitaires font partie des indicateurs « utiles et nécessaires aux pouvoirs publics en vue de fixer des valeurs réglementaires de gestion des risques »(Anses).

Monté à la suite d’alertes scientifiques sur la dangerosité des substances SDHI, le groupe de travail (GT) révèle également des effets délétères sur de multiples organes : le foie, les reins, la thyroïde ou encore les yeux. Par ailleurs, le rapport ne considère pas les effets des SDHI sur les écosystèmes et la biodiversité alors même que des études montrent des risques importants pour les vers de terreBénit et al. 2019, les amphibiens Wu et al. 2018, certains poissonsQian et al. 2019Brenet et al. 2021, et les abeillesSimon-Delso et al. 2018Pineaux et al. 2023. Le groupe fait des recommandations pour poursuivre l’évaluation des risques des SDHI spécifiquement sur la mitotoxicité (toxicité sur les mitochondries) et sur les risques sur les écosystèmes.

L’accouchement difficile de ce rapport – dix-huit mois de retard, plusieurs démissions, des contravis et un signalement déontologique – illustre le manque de consensus autour de ce scandale annoncé il y a plusieurs années.

Photo de la Remise de la pétition de Pollinis contre les SDHI au Parlement européen
Le 15 juin 2022, POLLINIS a remis sa pétition contre les SDHI, signée par plus de 400 000 citoyens, à la Commission européenne et au Parlement européen.

2017 – 2018 : premières alertes sur les SDHI

Les fongicides SDHI fonctionnent en inhibant la succinate déshydrogénase (SDH), une enzyme qui joue un rôle essentiel dans la respiration cellulaire. Par ce principe d’action, ces substances étouffent les champignons et les moisissures qui ravagent les cultures. Apparus dès les années 1960, ce n’est qu’à partir des années 2000 que l’usage des SDHI se généralise dans les champs : en 2014, 70 % des cultures de blé tendre et 80 % des cultures d’orge en France étaient ainsi traitées avec des SDHI « Alerte scientifique sur les fongicides »Libération (15 avril 2018). En 2021, plus de 545 tonnes de ces substances ont été vendues dans l’HexagoneBNV-D Traçabilité

En 2017, Pierre Rustin, directeur de recherche au CNRS/INSERM, et Paule Bénit, ingénieure de recherche à l’INSERM, deux spécialistes des maladies mitochondriales qui s’intéressent aux effets du blocage de la SDH sur la santé humaine (anomalies épigénétiques, apparition de certaines tumeurs…) s’alarment de l’utilisation massive des SDHI. Pour les deux chercheurs, bien qu’étant commercialisés pour lutter contre les champignons et moisissures des cultures, les SDHI ne peuvent pas avoir un ciblage aussi restreint car l’enzyme SDH auquel ils s’attaquent est cruciale pour la respiration cellulaire de toutes les espèces. Pierre Rustin et Paule Bénit décident donc de contacter l’Anses en octobre 2017.

Ces premiers échanges se déroulent, selon l’aveu de l’Anses cinq ans plus tard, sans qu’un « véritable dialogue ne s’instaure »Ébruité par Le Monde quatre jours après sa discrète publication en ligne, l’avis du conseil scientifique de l’Anses sur la « crédibilité de [son] expertise scientifique » fait état de quatre problématiques très bien illustrées dans le cas des SDHI : manque de prise en compte du savoir scientifique, mauvaise intégration des demandes sociétales, difficultés d’adaptation des procédures et poids des enjeux socio-économiques face aux risques sanitaires dans les prises de décision.La crédibilité de l’expertise scientifique, Enjeux et recommandations. RAPPORT du groupe de travail du Conseil scientifique de l’Anses, et les deux chercheurs « constatent dans les dossiers réglementaires que la toxicité des SDHI pour les mitochondries n’est pas testée au cours des procédures d’autorisation ». Autrement dit : ces pesticides ne sont pas testés selon leur mode d’action spécifique. Un collectif de chercheurs et de médecins appelle alors , dans une tribune du 15 avril 2018, à « suspendre l’utilisation [des pesticides SDHI] tant qu’une estimation des dangers et des risques n’aura pas été réalisée par des organismes publics indépendants » (Libération).

Trois jours plus tard, l’Anses annonce la création d’un Groupe d’expertise collective d’urgence (GECU) composé d’experts indépendants pour statuer rapidement sur la légitimité de l’alerte. Dans la foulée, la société civile s’empare du sujet : POLLINIS lance une pétition qui finira par compter, en 2024, sur le soutien de plus de 420 000 signataires, dont une trentaine d’eurodéputés.

2019 : Une alerte négligée par les agences sanitaires françaises et européennes

Début 2019, ce groupe d’expertise recommande « d’approfondir les connaissances relatives aux dangers des SDHI, aux expositions à ces produits et aux risques qui découleraient de ces expositions, et au renforcement des dispositifs réglementaires d’évaluation des risques »… sans toutefois conclure en faveur du retrait du marché de ces fongicides.

Les chercheurs signataires de la tribune dénoncent ces conclusions, marquées par un manque de données sur l’utilisation des SDHI ainsi que par l’omission totale de la question des maladies mitochondriales. Ils déplorent à ce titre l’absence, parmi les quatre experts du GECU, de spécialistes des mitochondries et des maladies que pourrait provoquer l’inhibition des enzymes SDH.

Au niveau européen, l’alerte des scientifiques ne trouve pas davantage d’écho. L’EFSA, l’Autorité sanitaire européenne, la mentionne pour la première fois en 2019 dans le cadre de la demande d’autorisation de mise sur le marché du SDHI pydiflumetofen« Peer review of the pesticide risk assessment of the active substance pydiflumetofen »EFSA (2019). Les experts de l’EFSA notent que les préoccupations concernant les effets de ces produits sur les humains ne peuvent pas être exclues, mais que le manque de données et de méthodologie validée ne permet pas de les évaluer clairement, laissant à nouveau les inquiétudes des scientifiques sans réponse« La crédibilité de l’expertise scientifique, Enjeux et recommandations ». RAPPORT du groupe de travail du Conseil scientifique de l’Anses.

En novembre 2019, les lanceurs d’alerte publient un article dans la revue scientifique PLoS ONE, démontrant l’effet toxique in vitro« En dehors de l’organisme vivant, en milieu artificiel, en laboratoire (par exemple dans des tubes, des éprouvettes, etc.) »
Trésor de la langue française
des SDHI sur des cellules humaines et animales. Ils comptent pour cela sur le soutien de POLLINIS qui poursuit en parallèle son travail de mobilisation auprès des citoyens. L’alerte est alors reconnue par la commission nationale de déontologie et alertes en santé publique et environnement (cnDAspe), qui émet un avis la soutenant.

Lancement d’une pétition au Parlement européen

En juin 2019, POLLINIS et les scientifiques Pierre Rustin et Paule Bénit soumettent une requête – appelée pétition selon le terme administratif de l’Union européenne – au Parlement demandant un moratoire sur les substances SDHI ainsi qu’une réévaluation adaptée à leur mode d’action spécifique. Après examen de la requête, les eurodéputés l’ont transmise à l’Agence sanitaire européenne (EFSA) ainsi qu’aux Etats membres et, en 2022, ont demandé à la Commission européenne de fournir « des informations complémentaires et actualisées » sur les SDHI.

2020 – 2023 : Chaos dans le processus d’expertise lancé par l’Anses

Alors que la pression de la société civile et de la communauté scientifique grandit encore, notamment avec une seconde tribune signée par 450 scientifiques dans le Monde, l’Anses lance en 2020 un groupe de travail dédié aux SDHI (GT SDHI) censé apporter des réponses plus précises que celles du GECU.

Lors de l’appel à candidatures émis en vue de constituer ce groupe devant réunir « une dizaine d’experts », l’Anses cadre le travail autour d’une éventuelle mise à jour des valeurs toxicologiques de référence (VTR) des SDHI – des indicateurs nécessaires aux pouvoirs publics pour gérer les risques sanitaires d’une substance et de la clarification de leur impact sanitaire. Une attention particulière est portée à la liste des compétences requises pour intégrer le GT : des compétences en toxicité mitochondriale sont mentionnées, alors qu’elles étaient absentes lors de la constitution du GECU en 2018. 

L’Agence appelle alors les quinze experts ainsi réunis à porter une attention particulière à la toxicité mitochondriale de ces substances et à proposer, le cas échéant, des modifications des VTR. Les scientifiques analysent également la toxicité des SDHI par organe en recherchant des effets communs aux différentes substances, mais leur impact sur la biodiversité n’est pas pris en compte. 

En juin 2023, Le Monde révélait qui plus est les difficultés rencontrées par le GT depuis sa création : plusieurs documents et témoignages mettent en évidence une controverse scientifique, incarnée notamment par la démission de trois des quinze experts. La critique principale des démissionnaires repose sur le fait que l’évaluation de la toxicité est fondée sur des dossiers réglementaires fournis par les industriels qui vendent des pesticides SDHI et non sur la science indépendante. 

Un des trois démissionnaires évoque à cet égard une faille dans l’expertise : les tests des industriels sur les rats de laboratoire pourraient sous-estimer la toxicité des molécules SDHIBouillaud et al. 2023. Ces dernières étant plus solubles dans les lipides que dans l’eau, un régime alimentaire plus lipidique pourrait entraîner des effets plus importants que ceux observés avec un régime de laboratoire. L’avis divergent rédigé par cet expert, qui regrettait le manque d’intégration de données produites par la science académique, n’a selon Le Monde pas été intégré au rapport du GT suite à sa démission.

Le signalement de la toxicologue Laurence Huc (Inrae), soutenu par le biologiste Anthony Lemarié (Inserm), au comité de déontologie de l’Agence pose également question. Dix contributions sur les effets toxiques des SDHI, « revues collégialement » par les experts, ont été placées en fin de rapport comme des contributions personnelles menant, selon la chercheuse, à une invisibilisation de certains effets.

Commission des pétitions du Parlement européen

La Commission des pétitions du Parlement européen a examiné la requête de POLLINIS et des scientifiques Pierre Rustin et Paule Bénit demandant un moratoire sur les SDHI.

2023 : publication d’un rapport convoité et… controversé

Après trois ans d’analyse et malgré ces difficultés, le groupe a finalement publié son rapport sur la toxicité des SDHI le 5 décembre 2023. Il pointe des effets importants sur différents organes (foie, rein, thyroïde, yeux, surrénales) et des lacunes dans les dossiers réglementaires pour permettre une évaluation adéquate des risques des substances SDHI. Il recommande donc la mise en place d’une évaluation spécifique de la mitotoxicité (effet sur les mitochondries) mais aussi des risques sur la biodiversité et la santé des écosystèmes – notamment sur les organismes non ciblés qui n’ont pas été pris en compte jusqu’à lors. 

Si l’autorité sanitaire se veut rassurante et propose d’abaisser plusieurs VTR (11 sur 39), cela semble anecdotique face aux multiples alertes des scientifiques sur les effets toxiques des SDHI et au rapport des experts du groupe de travail. Selon plusieurs membres du GT, la toxicité des SDHI pour la respiration cellulaire a en réalité été mal évaluée – alors même qu’elle était au cœur des premières alertes scientifiques. Les trois spécialistes de la mitoxicité ont démissionné et, même si les travaux réalisés pendant leur mandat ont été pris en compte, leurs regards sur les conclusions ont pu manquer.

En ce sens, des scientifiques du GT ont tenté de se faire entendre. Le signalement aux déontologues des chercheurs Laurence Huc et Anthony Lemarié, intitulé « Avis divergent sur la conduite de l’expertise », reflète les désaccords entre le groupe et l’autorité sanitaire. Ils y parlent de « mésestimation de la toxicité des SDHI » sur les organes et reprochent une analyse au caractère réglementaire, basée sur des dossiers lacunaires et réalisés par l’industrie qui n’incluent ni données sur les effets toxiques suspectés (toxicité mitochondriale et perturbation endocrinienne), ni études de la science académique indépendante – particulièrement concernant l’étude des effets sur le foie.

Huit positions divergentes, rédigées par quatre des quinze scientifiques du GT, sont aussi publiées en annexe concernant des désaccords sur la toxicité pour le foie et la thyroïde, ainsi que sur différentes VTR définies dans le rapport. Pour Pierre Rustin et Paule Bénit, qui ont lancé l’alerte en 2018, l’Anses a mis de côté certaines parties du rapport pour rendre son avis, et ne prend pas en compte les nombreux effets toxiques sur les organes pourtant démontrés par le GT. Les chercheurs dénoncent eux aussi le manque de prise en compte de données scientifiques indépendantes, notamment concernant le rôle des SDHI dans le déclin de la biodiversité.

D’autres scientifiques ont élevé leurs voix à la suite de la publication de ce rapport. Dans une tribune dans le Monde, les membres du conseil scientifique de l’AgenceLa crédibilité de l’expertise scientifique, Enjeux et recommandations.RAPPORT du groupe de travail du Conseil scientifique de l’Anses s’inquiètent ainsi de la méthodologie retenue pour évaluer les risques des SDHI. La tribune dénonce notamment l’utilisation d’articles liés à l’industrie dont un article écrit en sous-main par Monsanto. Les signataires rappellent que « l’Anses doit s’appuyer sur toutes les données scientifiques non biaisées par des conflits d’intérêts, et considérer avec prudence les publications écrites ou financées par l’industrie avec une méthodologie claire d’identification et de pondération ». Le comité de déontologie avait pourtant déjà fait des recommandations en ce sens dès 2016, qui n’ont jamais été appliquées, rappellent-ils dans cette tribune.

Si la communication autour de la publication affiche une réconciliation des lanceurs d’alerte et de l’Agence, le rapport révèle bien les difficultés et la controverse sous-jacente. Retard, démissions, signalement au comité de déontologie et avis divergents, analyse en partie fondée sur des articles écrits et financés par l’industrie, conclusions n’ayant finalement pas été validées par un des comités experts qui le supervisait… 

Malgré ce processus, qualifié par le Monde du « plus chaotique que l’Anses [ait] eu à gérer ces dernières années », et des études de plus en plus nombreuses documentant les risques des SDHI sur l’environnement, l’Agence assure avoir suivi les exigences réglementaires imposées par l’auto-saisine, et affirme donc que les SDHI ont leur place sur le marché des pesticides. Ces conclusions se fondent pourtant largement sur des données lacunaires, obtenues selon des protocoles inadaptés au mode d’action spécifique des SDHI, et non indépendants des intérêts de l’industrie.

Demandez la fin des pesticides SDHI en France

 

Malgré les différentes alertes et les désaccords au sein du groupe d’experts de l’Anses, les SDHI restent utilisés massivement dans les champs. Certaines de ces substances bénéficient même, au niveau européen, d’extensions de leur période de commercialisation – quand bien même celle-ci a parfois expiré il y a plusieurs années.

 

POLLINIS mène actuellement un recours au niveau européen contre les deux extensions successives de l’une d’entre elles, le boscalid de BASF.

Tant que les risques des SDHI sur la santé et la biodiversité ne sont pas correctement évalués, l’ONG exige du gouvernement l’application stricte du principe de précaution et le retrait des autorisations de mise sur le marché de ces substances. 

 

SIGNER CONTRE LES SDHI EN FRANCE

SOUTENEZ POLLINIS