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Pesticides / SDHI

Boscalid : « L’exposition des reines a altéré le comportement de la colonie »

En avril 2023, la revue Environmental Pollution publiait une étude inédite s’intéressant aux effets de l’exposition au boscalid des reines d’abeilles mellifères (Apis mellifera). Freddie-Jeanne Richard, chercheuse à l’université de Poitiers et co-autrice de l’étude, revient pour POLLINIS sur la méthode employée et les principaux résultats de ces travaux.

Date : 14 septembre 2023

Produits phares de l’agrochimie, les fongicides SDHI (pour « inhibiteurs de la succinate déshydrogénase ») sont utilisés massivement depuis les années 2000 pour tuer champignons et moisissures dans les champs européens. Depuis, les travaux de deux chercheurs de l’INSERMPierre Rustin, directeur de recherche au CNRS/INSERM, et Paule Bénit, ingénieure de recherche à l’INSERM.
ont révélé que les SDHI – en ciblant un processus essentiel aux organismes vivants, la respiration cellulaire – pouvaient affecter de nombreuses autres espèces. 

Le boscalid de la multinationale allemande BASF, dont environ 110 tonnes ont été vendues en France en 2021BNV-D Traçabilité, base de données sur les ventes de produits phytopharmaceutiques., est une de ces  substances. Parmi les risques liés à son usage, un rapport de 2018 mentionnait déjà une « zone d’inquiétude critique » pour les enfants résidant aux abords des cultures (raisins, petit pois, haricots) où elle est appliquée, ainsi qu’un risque pour le développement des abeillesNov. 2018, Draft Renewal Assessment Report prepared according to the Commission Regulation (EU) N° 1107/2009. BOSCALID Volume 1. RMS: Slovakia. Co-RMS: France..

En avril dernier, soit un mois avant que la Commission européenne prolonge à nouveau l’homologation du boscalid dans l’Union, une étude inédite montrait que l’exposition des reines d’abeilles mellifères (Apis mellifera) à cette substance entravait significativement leur survie lors de la période nuptiale, et affectait également les éventuelles colonies fondées. 

Freddie-Jeanne Richard, chercheuse au laboratoire d’Écologie et Biologie des Interactions (EBIRattaché à l’Institut Ecologie et Environnement (InEE) du CNRS.) de l’université de Poitiers et co-autrice de l’étude, est revenue pour POLLINIS sur la méthode employée et les résultats de ces travaux qui renforcent « le besoin d’inclure la reproduction (…) dans les procédures d’évaluation du risque des pesticides » (extrait de l’étudePineaux, M., Grateau, S., Lirand, T., Aupinel, P., & Richard, F. J. (2023). Honeybee queen exposure to a widely used fungicide disrupts reproduction and colony dynamic. Environmental Pollution, 322, 121131. https://doi.org/10.1016/J.ENVPOL.2023.121131). 

Portrait de la chercheuse Freddie-Jeanne Richard
Freddie-Jeanne Richard, chercheuse au laboratoire d’Écologie et Biologie des Interactions de l’université de Poitiers.

L’originalité de votre étude est de s’intéresser aux conséquences du boscalid sur les reines des colonies, et non sur les abeilles ouvrières. Pourquoi s’intéresser aux reines, et quel a été l’impact de l’exposition au boscalid sur leur survie ?

La grande majorité de l’évaluation des risques des pesticides se concentre sur les ouvrières, et beaucoup moins de travaux s’intéressent à leur impact sur les reines alors qu’elles sont les seules à assurer la fonction reproductive dans les colonies. Autrement dit, l’impact des pesticides sur la reproduction des abeilles à miel n’est pas évalué avant leur entrée sur le marché.

Mais mesurer cet impact demande beaucoup d’efforts. Puisque les reines ne consomment que la nourriture donnée par les ouvrières, il est en effet difficile de les exposer directement à un produit. Pour notre étude sur le boscalid, un des pesticides les plus présents dans les ruchesBöhme et al., 2018 ; Simon-Delso et al., 2014 ; David et al., 2016 ; Simon-Delso et al., 2017, ce sont donc les ouvrières qui ont constitué notre voie d’exposition.

PROTOCOLE

Pour cette étude, les reines ont été exposées pendant 48 heures au fongicide par le biais d’ouvrières nourries de boscalid dilué dans du sucrose. Au total, ce sont 51 reines qui ont été étudiées, dont 14 ont été exposées au boscalid et 14 autres au Pictor® Pro, une formule commerciale composée à 50 % de boscalid. Les 23 reines restantes, elles, n’ont été exposées à aucun produit, s’agissant de la population de contrôle. 

 

Parmi les reines ayant fondé une colonie, l’équipe de chercheurs a mesuré chaque mois, de mai à septembre, la surface occupée par le couvain ouvert et par le couvain fermé, le pollen, le miel ainsi que le nombre d’ouvrières adultes. Les reines ont ensuite été collectées début septembre – avant le début des traitements contre le Varroa pour être sûrs de ne pas parasiter les mesures – pour des analyses physiologiques et génétiques.

Freddie-Jeanne Richard rappelle à cet effet que les « doses choisies sont des doses auxquelles les abeilles peuvent tout à fait être exposées. Elles sont d’ailleurs inférieures aux concentrations que BASF trouve le lendemain du traitementBASF (2013). Boscalid, Document M-CA, Section 1. Identity of the Active Substance.».

La première conséquence de cette exposition pour les reines, c’est une mortalité significativement plus élevée pendant et après le vol nuptial. 48 % des reines exposées au boscalid et 57 % de celles exposées au Pictor® Pro ont disparu pendant le premier mois suivant le traitement, contre 26 % pour la population de contrôle. 

Notre objectif n’était pourtant pas de les tuer : nous voulions étudier les effets de l’exposition sur plusieurs mois, mais sur les 14 reines exposées au Pictor® Pro, seulement 3 étaient en vie en septembre. Les survivantes étaient donc trop peu nombreuses pour les inclure dans nos analyses de moyen terme. Ce que nous avions peut-être sous-estimé, c’est une telle mortalité avec la formule commerciale, même si je me doutais qu’elle risquait d’être plus agressive que la substance pure. 

Au-delà de la survie des reines, votre étude souligne aussi que leur exposition au boscalid affecte la reproduction au sein de la colonie. Quelles sont les conséquences d’une exposition au boscalid sur la capacité des reines à pondre ? 

Nous avons d’abord établi, concernant l’accouplement, que les reines exposées au boscalid avaient significativement moins de spermatozoïdes dans leur spermathèque que les reines non traitées. Ce stock est pourtant essentiel pour les colonies, puisque la reine ne le renouvellera pas et que les abeilles ouvrières sont toutes issues d’œufs fécondés.  

Une autre conséquence de l’exposition au boscalid sur la reproduction nous a été donnée grâce à l’analyse génétique des reines survivantes en septembre. Nous avons en effet observé des niveaux d’expression significativement inférieurs de deux gènes liés à la reproductionLa vitellogénine et l’héxamerine. . Concrètement, cela peut se traduire par des réserves d’énergie moindre dans les œufs – alors que d’autres études ont déjà montré que l’énergie allouée lors de la ponte peut affecter les traits d’histoire de vie de la descendance de la reine. 

Comme vous le disiez, la majorité de l’évaluation des risques des pesticides se concentre aujourd’hui sur les ouvrières. Votre étude met pourtant en évidence que l’exposition des seules reines au boscalid peut affecter les ouvrières et les colonies.

Ce que notre étude montre, c’est que quelque chose qui s’est passé sur la reine juste après son émergence a des conséquences sur les traits d’histoire de vie de toute la colonie. Nous avons notamment mis en évidence certaines différences comportementales chez les ouvrières.

Nous avons par exemple montré qu’au mois de juin, les colonies des reines exposées au boscalid avaient plus de couvains ouverts (ndlr, signe que la reine pond) que les ruches de contrôle. Mais la situation s’inverse ensuite, avec significativement moins de couvains ouverts dans les colonies des reines traitées. Plusieurs hypothèses pourraient l’expliquer, comme une baisse du taux de ponte ou encore une mortalité accrue des larves. 

Nous avons également relevé une accumulation particulièrement importante de pollen dans les ruches des reines exposées au boscalid. Ce comportement, qui serait lié à un stress nutritionnel, a déjà été observé en exposant directement les ouvrières au fongicide. Ce qui est surprenant, en l’occurrence, c’est que nous avons uniquement traité les reines, et que nous retrouvons pourtant la même modification comportementale chez les ouvrières. 

Et dernière conséquence que nous avons observée : les colonies établies par les reines exposées avaient significativement plus de varroas que les ruches de contrôle. 

POLLINIS S’ATTAQUE AU BOSCALID

 

453 substances actives utilisées dans les fongicides, les herbicides, les insecticides ou encore les bactéricides sont aujourd’hui homologuées au sein de l’Union européenne. Autorisées pour une durée initiale maximale de 10 ans, environ un tiers de ces substances bénéficient pourtant d’une durée de commercialisation beaucoup plus longue, sans réévaluation de leurs risques.

 

Ce 4 mai 2023, la Commission européenne a ainsi prolongé de trois années supplémentaires l’autorisation de mise sur le marché du boscalid, après lui avoir déjà accordé cinq sursis annuels depuis l’expiration de son homologation initiale en 2018. Face aux risques posés par le boscalid, POLLINIS a déposé le 16 février 2023, et devant le Tribunal de l’Union européenne, un recours contre le refus de la Commission de revoir sa décision de prolonger l’autorisation du boscalid.

 

Début juillet et sans surprise, BASF, l’entreprise fabricant cette substance, ainsi que CropLife, le lobby représentant les intérêts des géants de l’agrochimie dans l’Union européenne, ont demandé à intervenir aux côtés de la Commission européenne dans le recours introduit par POLLINIS.