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Pesticides

Dave Goulson : « Ce qui est en jeu, c’est l’effondrement de notre environnement »

60 ans après le Printemps Silencieux de Rachel Carson, le biologiste Dave Goulson, spécialisé dans l’écologie des abeilles et professeur à l'université du Sussex (Royaume-Uni), a publié Terre Silencieuse (ed. Rouergue). Cet ouvrage scientifique se veut un cri d’alerte et de mobilisation autant qu’un appel à l’émerveillement.

Date : 14 mars 2023

En 1962, la biologiste Rachel Carson publiait Printemps Silencieux, ouvrage fondateur pour le mouvement écologiste et la recherche scientifique. Près de 60 ans après, le biologiste Dave Goulson, spécialiste de l’écologie des abeilles et professeur à l’université de Sussex (Royaume-Uni) lui répond avec son ouvrage Terre Silencieuse, publié outre-manche en 2021 et traduit et édité en France le 8 février 2023.

Dans ce livre, Dave Goulson retrace l’effondrement des populations d’insectes et des pollinisateurs dans le monde, des raisons qui l’expliquent aux conséquences qu’il entraîne, avant de se pencher sur les actions à mener pour l’enrayer. Un cri d’alerte autant qu’un appel à l’émerveillement, dressé par un scientifique d’abord fasciné par les capacités de mémorisation et d’apprentissage des abeilles, terrifié ensuite par la catastrophe écologique qu’il documente quotidiennement.

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Dave Goulson, spécialiste de l’écologie des abeilles et professeur à l’université de Sussex (Royaume-Uni).

Qu’est-ce qui vous a amené à écrire Terre Silencieuse, 60 ans après la publication du Printemps Silencieux de Rachel Carson ?

Ce livre est né du constat que nous n’avons toujours pas retenu la leçon que nous a transmise Rachel Carson avec Printemps Silencieux. Je crois qu’avec la publication de son livre, nous avions pensé que la bataille contre les pesticides était gagnée, notamment suite à l’interdiction du DDTLe DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane) est un insecticide organochloré, agissant comme cancérigène et perturbateur endocrinien, et très persistant dans les sols. Pesticide Properties Database dans de nombreux pays au début des années 1970. 

On s’aperçoit pourtant que des centaines de nouveaux pesticides ont depuis été autorisés dans le monde, dont certains s’avèrent bien plus dangereux pour les insectes que le DDT – comme les néonicotinoïdes et le fipronil, sept mille fois plus toxiques pour les abeilles. 

L’environnement est dans un piètre état, pas seulement à cause des pesticides : de nombreux autres facteurs entrent en jeu, comme le changement climatique. J’ai écrit Terre Silencieuse pour que nous nous rendions tous compte de la catastrophe écologique en cours. Cela ne concerne pas que les insectes : ce qui est en train de se jouer, c’est l’effondrement de notre environnement mondial. Nous devons agir, et urgemment.

Les estimations peuvent varier, mais la tendance est indéniable : les populations d’insectes et de pollinisateurs s’effondrent. Existe-t-il un ordre de grandeur pour évaluer cet effondrement ? 

Une étude de la Société entomologique Krefeld, à laquelle j’ai participé, fait état d’un déclin de 76 % des populations d’insectes volants dans 63 aires naturelles protégées allemandes entre 1989 et 2016Hallmann CA, Sorg M, Jongejans E, Siepel H, Hofland N, Schwan H, et al. (2017) More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas.PLoS ONE 12(10): e0185809.. En réalité, il est complexe de chiffrer précisément le déclin des populations d’insectes, puisque nous ne disposons de données que pour quelques régions du monde et pour quelques espèces d’insectes.

Récemment, une tentative de mesure de ce phénomène à l’échelle mondiale a estimé le déclin des insectes terrestres à environ 9 % par décennieUne mise à jour de la méta-analyse, publiée fin 2020, fait état d’un rythme de disparition de l’ordre de 10,5 % par décennie. R. Van Klink, et al. (2020) Erratum for the Report “Meta-analysis reveals declines in terrestrial but increases in freshwater insect abundances”, Sciencedoi: 10.1126/science.abf1915 . Nous aurions pu nous attendre à un nombre plus élevé, mais il faut considérer que ces baisses de population ont probablement lieu depuis longtemps déjà. Cela fait partie des manques de données auxquels nous faisons face : l’étude des populations d’insectes n’a commencé qu’au milieu des années 1970. Avant cela, nous n’avons rien. 

Nous n’aurons jamais des données parfaites : il y a trop d’espèces d’insectes pour les surveiller précisément, et nous n’avons pas assez de ressources humaines et financières pour le faire. Je crois qu’il faut se concentrer sur l’évolution des populations des insectes les plus essentiels, mais également sur l’avenir et les solutions à apporter car il reste clair, dans tous les cas, que les populations d’insectes se réduisent significativement.

Le rôle des scientifiques qui documentent cet effondrement évolue. Comment percevez-vous ces changements ? Pensiez-vous, au début de votre carrière, occuper ce rôle ? 

Les choses ont vraiment changé depuis le début de ma carrière. L’engagement des scientifiques s’est normalisé, même s’il est parfois difficile de fixer des limites à cet engagement : dans quelle mesure faut-il être politique ? En tant que scientifiques, nous avions l’habitude de présenter les faits et de laisser d’autres personnes décider, mais le monde a changé, et les crises se sont aggravées. 

Si vous étudiez l’état de l’environnement en tant que scientifique, il est impossible de ne pas être terrifié par l’urgence : de plus en plus de scientifiques tendent donc à donner leur avis sur ce qui devrait être fait. Je me suis impliqué, pour ma part, dans différentes pétitions politiques, mais je n’aurais jamais cru le faire au début de ma carrière. Quand j’ai commencé à étudier le comportement des abeilles, cela n’avait rien à voir avec leur conservation : j’étais fasciné par leurs capacités de mémorisation et d’apprentissage. 

Les dangers des pesticides pour la biodiversité sont connus depuis de nombreuses années. Un récent sondage IPSOS pour la Fondation Heinrich Böll et la Fondation pour une Écologie Politique estime d’ailleurs que 88 % des Français et 82 % des Allemands sont favorables à l’interdiction des pesticides dans l’Union européenneIPSOS pour la Fondation Heinrich Böll et la Fondation de l’Écologie Politique, 27 février 2023.Enquête sur les 60 ans du Traité de l’Élysée.. Qu’est-ce qui rend la lutte contre les pesticides si difficile ? 

Une industrie énorme gagne des milliards d’euros en vendant des pesticides (ndlr : Bayer a enregistré un bénéfice net de 4,15 milliards d’euros en 2022, notamment porté par les « ventes records » de sa filière agro-industrielleLe Figaro (AFP), 28 février 2023.Bayer : solide exercice 2022, inquiétudes pour 2023.), avec une armée de lobbyistes dont le travail est d’influencer en leur faveur les décisions des politiciens.

Ces entreprises publient leurs propres recherches scientifiques pour suggérer que leurs produits sont sans danger, et peuvent donc dire aux politiciens qu’il n’y a pas de consensus scientifique puisqu’ils créent eux-mêmes le manque de consensus pour justifier l’inaction. Les industries du tabac ou des énergies fossiles emploient les mêmes méthodes : ce n’est pas nouveau, mais c’est efficace. 

Un autre problème tient au fait qu’il est plus simple de recommander à un agriculteur de pulvériser un pesticide que de lui dire de ne rien faire. C’est la chose la plus sûre à faire pour éviter de perdre une récolte, d’autant que les pesticides ne sont pas très chers aujourd’hui. En fin de compte, le modèle économique de ces entreprises reste de vendre le plus de pesticides possible.

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A Madagascar, le papillon de nuit Hemiceratoides hieroglyphica utilise son proboscis acéré pour boire, sous leurs paupières, les larmes salées des oiseaux endormis. ©Smithsonian National Museum of Natural History

Comme mentionné dans votre livre, les pesticides ne sont pas la seule cause du déclin des pollinisateurs (perte d’habitat, excédents d’engrais, pollution lumineuse, espèces invasives…). Parmi ces dernières, quelle est l’influence du changement climatique sur les insectes et les pollinisateurs ?

C’est difficile à prédire, mais il y aura indubitablement des gagnants et des perdants. Les bourdons, que j’affectionne particulièrement, feront malheureusement partie des seconds. Ils vivent dans des zones fraîches et humides, étant plus abondants dans les Alpes et le Nord de l’Europe, et c’est pour retenir la chaleur qu’ils sont devenus gros et poilus. Avec des températures élevées, leurs corps surchauffent et ils deviennent incapables de voler. La majorité des espèces européennes de bourdons vont ainsi probablement disparaître de la plupart de l’Europe.

La vie sauvage est aujourd’hui répartie en petites îles, séparées par des routes, des villes ou des zones d’agriculture intensive, et les insectes peinent de plus en plus à se déplacer vers le Nord. L’augmentation des températures n’est donc, globalement, pas une bonne nouvelle pour eux, même si certaines espèces en sortiront gagnantes. C’est par exemple le cas des cafards et des moustiques, ces derniers pouvant propager des maladies comme la malaria dans des régions qui en étaient exemptes.

Vous avez signé, en décembre dernier et aux côtés d’une centaine de scientifiques, d’experts et d’organisations, l’appel de POLLINIS pour protéger les pollinisateurs des risques des biotechnologies. Quels risques pourraient poser les biotechnologies pour les insectes ?

Les biotechnologies ne sont pas mon premier champ d’expertise mais, de manière globale, des recherches que j’ai pu consulter, l’édition du génome ne me semble pas fondamentalement différente de l’ingénierie génétique.

Aux États-Unis, où se trouvent la plupart des cultures d’organismes génétiquement modifiés (OGM), on ne constate pas de bénéfices environnementaux liés à leur usage. Très souvent, c’est le contraire, et les OGM sont associés avec un usage plus important de pesticides – comme en témoignent les plantes génétiquement modifiées pour être résistantes aux herbicides comme le glyphosate.

Avec les nouvelles techniques d’édition génétiques, nous sommes en train d’étudier des solutions techniques à un problème qui a des solutions bien plus naturelles, par exemple la lutte intégrée contre les ravageurs (ndlr : rotation des cultures, introduction d’ennemis naturels…) qui pourrait marcher si on l’appliquait comme il se doit. Pourquoi prendre des risques, en utilisant une technologie dont on ne peut pas anticiper entièrement les conséquences à l’heure actuelle, s’il n’y a pas besoin de les prendre ?

En tant que citoyen, quelles sont les actions les plus efficaces à mener pour protéger les insectes et les pollinisateurs ? 

Cela dépend de qui vous êtes : si vous avez des responsabilités politiques, vous pouvez théoriquement mener beaucoup d’actions, concernant les pesticides ou le futur du système agricole. Mais tout le monde peut agir puisque les insectes vivent partout. 

Si vous avez un jardin, plantez des fleurs, réduisez la fréquence des tontes, n’utilisez pas de pesticides… L’Europe déborde de jardins : rien qu’au Royaume-Uni, il y en a 22 millions. Des milliers d’insectes – littéralement – vivent dans les jardins, et leur fleurissement pourrait offrir un véritable réseau d’habitats adaptés aux insectes. Cela peut aussi permettre de reconnecter les personnes avec la nature. Si nous invitons la nature dans nos aires urbaines, cela signifie que nos enfants vont grandir en voyant des insectes et ne pas devenir effrayés par les insectes une fois adolescents. 

Même sans jardin, chacun de nos achats a un impact. Collectivement, si suffisamment de personnes modifiaient leurs habitudes de consommation – manger moins de viande, éviter les produits industriels ou issus de l’agriculture intensive… –, beaucoup de choses pourraient changer.

Magicicada_Cigale_Périodique_Wikimedia_Commons
Dans son livre, Dave Goulson présente différentes espèces d’insectes remarquables. Ici, une des sept espèces identifiées de cigale périodique (du genre Magicicada). Présentes dans l’est de l’Amérique du Nord, les cigales périodiques voient le jour après 13 ou 17 ans enfouies sous terre selon les espèces. Plus d’un million de spécimens peuvent alors surgir simultanément au sein d’une zone d’un hectare. Chacune pouvant produire un volume sonore de plus de 100 décibels, le vacarme qu’elles occasionnent obligent souvent les résidents à évacuer. ©Martin Hauser

 

Au-delà des arguments économiques rendant nécessaires la protection des pollinisateurs, vous avancez également dans votre livre le sentiment d’émerveillement que vous procure l’observation des insectes. En quoi ce sentiment peut-il être un moteur de changement ?

Les arguments économiques utilisés pour justifier la protection des pollinisateurs – dont la contribution à l’économie mondiale dépasserait les 235 milliards de dollarsS.G. Potts, et al. (2016) Summary for policymakers of the assessment report of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services on pollinators, pollination and food production, IPBES–, ne veulent en réalité rien dire. Je ne suis pas préoccupé par les insectes pour cette raison, je suis préoccupé parce que je les trouve intéressants, beaux, et parce que je crois qu’ils ont leur propre droit à la vie. 

Malgré les apparences, respecter les autres formes de vie sur cette planète me semble plutôt raisonnable. En s’en tenant aux arguments économiques, de nombreux insectes qui ne nous rendent pas directement service vont s’éteindre, alors qu’il existe des millions d’espèces, chacune avec sa propre vie et chacune avec son histoire – des choses que nous n’avons pas fini de découvrir. 

Ce petit monde fascinant s’agite juste sous notre nez, et beaucoup d’entre nous n’y prêtent aucune attention. C’est plutôt triste : si tout le monde se mettait à quatre pattes pour observer les insectes un instant, ils seraient fascinés. J’ai toujours pensé que ce serait incroyable que des Présidents, des Premiers ministres, des dirigeants d’entreprises, se prêtent au jeu et observent, dix minutes durant, les insectes dans une prairie fleurie.