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Protéger les abeilles

Aux origines d’Apis mellifera : de l’observation naturaliste au séquençage du génome

Historiquement, l'étude des lignées d'abeilles à miel s'est appuyée sur la mesure de leurs caractéristiques morphologiques. Avec le séquençage du génome complet d'Apis mellifera en 2006, la génétique tente d'apporter un nouvel éclairage sur ses origines, et ouvre des pistes controversées pour sa protection.

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Date : 14 janvier 2020
Dessin naturaliste

Fascinés par la société des abeilles à miel, les naturalistes les ont observées avec minutie au cours des siècles pour les décrire et les classifier. Depuis Aristote, persuadé dans son Histoire des animaux (343 av. J.-C.) qu’un « roi-abeille » dirigeait la colonie, nombre de traités ont été consacrés aux butineuses. L’invention du microscope, au XVIe siècle, permit de réelles avancées, avec une étude plus fine et détaillée des caractéristiques morphologiques. L’abeille mellifère fut l’un des premiers insectes examinés grâce à ce nouvel instrument par le scientifique italien Federico Cesi, qui décrivit les espèces connues à l’époque dans son livre Apiarium publié en 1625. Un siècle plus tard, le naturaliste suédois Carl von Linné fondera la nomenclature moderne Systema Naturae (1735), avec une classification des animaux en deux noms, basée sur l’observation de critères de ressemblance.

 

L'abeille examinée au microscope, par Federico Cesi et Francesco Stelluti, Apiarium, 1625
L’abeille examinée au microscope, Apiarium, 1625 ©Federico Cesi et Francesco Stelluti

L’évolution, une révolution

Mais la recherche en biologie va prendre une toute nouvelle direction au XIXe siècle, avec l’ouvrage retentissant du naturaliste anglais Charles Darwin, L’Origine des espèces. Ses travaux révolutionnaires finissent par imposer la « théorie de l’évolution »,  selon laquelle les différentes espèces ont évolué au cours du temps à partir d’ancêtres communs. Il ne s’agit donc plus seulement de classer le vivant, mais de tenter d’établir des lignées évolutives.

Phylogénie des Apoidea Apiformes basée sur la morphologie des adultes (d’après Michener 1944
Phylogénie des Apoidea Apiformes basée sur la morphologie des adultes (d’après Michener 1944)

Dans cette mouvance, le biologiste allemand Ernst Haeckel, inventera en1866 le terme de « phylogénie » qui désigne les liens de parenté unissant les êtres vivants. Ces liens entre espèces et au sein d’une même espèce sont représentés par un arbre phylogénétique. Pour le tracer, on utilise la cladistique, soit l’étude des caractères semblables hérités d’un ancêtre commun. En 1944, l’entomologiste américain Charles D. Michener, qui deviendra une autorité mondiale sur les abeilles, publie la première classification phylogénétique moderne de ces insectes.

 

 

Taille des ailes, pilosité…

La morphométrie géométrique, technique mise au point dans les années 70 par des statisticiens, va permettre de décrire quantitativement les formes d’un objet ou d’un individu, via des points de référence. Elle permet de distinguer ainsi les espèces proches. Dans le cas des abeilles, il peut s’agir de la taille des mandibules, des ailes, des pattes, des couleurs, etc. C’est la méthode utilisée dans les années 1980 par Friedrich Ruttner, spécialiste autrichien des abeilles, pour différencier les espèces, races et écotypes d’abeilles.

L’analyse morphométrique ou biométrique d’une colonie d’abeilles permet aussi d’analyser la diversité des variétés présentes : en étudiant la couleur de son abdomen, sa pilosité, la longueur de sa langue ou les nervures de ses ailes, on peut distinguer différentes sous-espèces.

Adaptation et comportement

D’autres disciplines scientifiques entrent aussi en jeu pour étudier les lignées évolutives, comme l’écologie des populations (ou démécologie), qui s’intéresse à la dynamique des populations, tente de retracer les événements qui les ont touchées, et d’analyser leur évolution, leur démographie et l’adaptation à leur milieu. À partir de l’étude des écosystèmes, la démécologie renseigne sur la distribution des différentes espèces et sous-espèces dans leur environnement.

L’éthologie, c’est-à-dire l’étude des comportements d’individus dans leur milieu, bien que moins précise, donne également quelques indices quant à la diversité des sous-espèces d’abeilles présentes dans une colonie. On s’intéressera alors à des critères tels que la résistance du couvain et des abeilles aux maladies ou aux intempéries, la fécondité des reines, la capacité des insectes à construire les rayons et à utiliser de la propolis, etc.

 

Wellcome Collection.
J. Pass, 1804. ©Wellcome Collection.

Les analyses génétiques, nouvelle voie de recherche

Les progrès de la génétique au XXe siècle apportent de nouveaux outils à l’étude des lignées. La phylogénétique moléculaire tente ainsi de retracer l’évolution des organismes vivants et leurs liens de parenté. Elle s’appuie sur la théorie selon laquelle les organismes évoluent suite à des mutations génétiques successives, c’est-à-dire des variations spontanées dans l’ADN des individus. Ces mutations s’accumulent au fil du temps et se transmettent de génération en génération. Ainsi, plus on compte de différences génétiques entre deux espèces, plus elles sont éloignées dans l’évolution. À l’inverse, si l’ADN de deux espèces est très similaire, c’est qu’elles ont un ancêtre commun récent. Peu de mutations auront eu le temps de se produire depuis leur divergence.

La comparaison, à l’échelle moléculaire, entre les ADN, ARN ou les protéines, est l’une des méthodes les plus fiables pour évaluer le lien de parenté entre deux organismes et construire leur arbre phylogénétique, une sorte d’arbre généalogique XXL qui permet de remonter à leur ancêtre commun.

Certaines régions de l’ADN varient très peu – leur mutation pouvant causer la mort des individus, par exemple – quand d’autres varient davantage. Les scientifiques concentrent donc leur intérêt sur les régions variables du génome afin de déterminer la « distance génétique » entre deux populations ou espèces d’abeilles. Les microsatellites font partie de ces régions-clés : ces portions de génome sont constituées de motifs de quelques nucléotidesLes nucléotides sont les éléments de base formant l’ADN et l’ARN, il en existe quatre dans l’ADN : l’adénine (A), la guanine (G), la cytosine (C) et la thymine (T)., par exemple ACCA, répétés plusieurs centaines de fois : ACCAACCAACCA… Plus ces « microsatellites » sont similaires, plus les individus sont proches.

Ainsi, il a pu être démontré que l’abeille de l’Europe de l’Ouest et du Nord ressemble plus, génétiquement, à l’abeille africaine qu’aux abeilles d’Europe de l’Est (carnica, ligustica, macedonica), pourtant géographiquement plus prochesJoël Savard et al., 2006. Phylogenomic analysis reveals bees and wasps (Hymenoptera) at the base of the radiation of Holometabolous insects. Genome Research..

Décrypter les secrets d’Apis mellifera

En 2006, le séquençage complet du génome de l’abeille a marqué le monde de la science. Ce travail a permis de reconstituer les 236 millions de paires de bases (A, C, G et T) composant les 16 chromosomes du génome de l’abeille. C’est un consortium international, le Honeybee Genome Sequencing Consortium, regroupant 170 chercheurs de 16 pays, qui a mené à bien cette tâche titanesque. Dirigée par l’Américain Georges Weinstock, du Baylor College of Medicine de Houston, l’étude a été publiée dans la revue NatureThe Honeybee Genome Sequencing Consortium, 2006. Insights into social insects from the genome of the honeybee Apis mellifera. Nature..

L’abeille devient alors le quatrième insecte dont le génome a été entièrement séquencé, après la mouche drosophile, le moustique anophèle et le ver à soie. On compte aujourd’hui 375 insectes dont le génome a été séquencéBase de données de génomique de la Bibliothèque nationale de médecine des États-Unis.https://www.ncbi.nlm.nih.gov/genome/browse/#!/overview/.

L’étude de la génétique de l’abeille est motivée par plusieurs objectifs : percer le mystère de son organisation sociale, lutter contre le déclin des colonies, déterminer si certaines souches sont invasives… Le séquençage du génome a également pour but de trouver des gènes d’intérêt, comme des gènes de résistance à certaines maladies.

Les dérives de la génétique : l’abeille OGM

La filière apicole évolue vers un modèle plus intensif, en s’appuyant sur la sélection génétique pour augmenter sa rentabilité à court-terme, comme la sélection d’abeilles plus productives, ou supposées résistantes à certaines maladies. Comme dans l’agro-industrie, l’accent est mis sur des critères économiques afin de maximiser les rendements.

Non seulement cette sélection génétique néglige d’autres critères importants (rusticité, résilience…), mais elle encourage aussi l’homogénéisation génétique des colonies d’abeilles (la consanguinité). En supprimant la diversité intraspécifique, on prive les colonies de leurs capacités à résister aux pressions et aux changements de leur environnement, ainsi que des gènes qui pourraient s’avérer précieux à l’avenir (gène de résilience des colonies et résistance à de futures maladies…).

La modification génétique pose, elle aussi, question. Des recherches sur la fabrication d’abeilles OGM, ou d’insectes OGM contenant des gènes d’abeilles, voient le jour. La fabrication de pollinisateurs OGM serait la promesse d’une production de miel à haut rendement et d’un service de pollinisation pérenne… sans avoir à s’attaquer aux menaces qui pèsent sur les pollinisateurs : pesticides et engrais de synthèse, disparition de leur habitat…

Une illusion, puisque les abeilles domestiques sont incapables de polliniser à elles seules toutes les plantes à fleurs : les butineurs sauvages, décimés par les pesticides et les pratiques agricoles, restent essentiels à la pollinisation. Par ailleurs, le recours à des abeilles ou des mouches OGM, comme pour les plantes OGM, soulèvent de nombreuses inquiétudes : les gènes modifiés pourraient-ils se transmettre à d’autres espèces ? Avec quelles conséquences ? Quel serait le coût des abeilles OGM et qui le supporterait ?

Plutôt qu’une sélection génétique en laboratoire, selon des critères inadaptés aux enjeux de protection de la biodiversité et d’adaptation au changement climatique, la conservation et la sélection in situ des abeilles offrent des perspectives intéressantes à long terme. Les abeilles résistantes aux maladies et adaptées au changement climatique sortent elles-mêmes du lot, et l’on conserve ainsi une richesse génétique qui assure la résilience des colonies.