fbpx

Conserver les pollinisateurs

Les insectes, victimes silencieuses au cœur de la « sixième extinction de masse »

Abeilles, papillons, syrphes... Alors que nombre d'espèces animales sont en train de disparaître de la surface de la Terre, les insectes s'éteignent à un rythme accéléré. Au point que les scientifiques sortent désormais de leur réserve habituelle et appellent à une réaction urgente.

CATÉGORIES :
Date : 2 avril 2020

Depuis une dizaine d’années, les études scientifiques se multiplient, qui constatent l’impressionnant déclin des insectes, en particulier des pollinisateurs. Très récemment, des études majeures sont venues confirmer ce drame silencieux, soulignant aussi la rapidité du phénomène. Publiée en février 2019 dans la revue Biological Conservation, la première analyse globale sur les populations d’insectes conclut ainsi qu’au rythme où ils déclinent, les insectes pourraient disparaître de la planète d’ici un siècle, entraînant un « effondrement catastrophique de tous les écosystèmes naturels ».

Cette conclusion glaçante est le fruit d’une méta-étude de chercheurs des universités de Sydney et du Queensland en AustralieSánchez-Bayo, Wyckhuys, 2019. Worldwide decline of the entomofauna: A review of its drivers.
Biological Conservation
. Pour déterminer une tendance mondiale, ils ont analysé 73 recherches à long terme. Menées dans différentes régions du monde, ces études parviennent toutes aux mêmes conclusions : le déclin des insectes s’accélère. En synthétisant l’ensemble des données, les chercheurs ont calculé que la biomasse des insectes diminuait de 2,5 % chaque année depuis trente ans.

Alors que de nombreuses espèces animales sont en train de disparaître – les scientifiques parlent désormais de « sixième extinction de masse » Ceballos et al. , 2017
Biological annihilation via the ongoing sixth mass extinction signaled by vertebrate population losses and declinesPNAS
– les insectes se retrouvent en première ligne, s’éteignant même à une vitesse accélérée. Les taux d’extinction sont vertigineux : huit fois plus rapide que celui des mammifères, des oiseaux et des reptiles…  Les chercheurs estiment que 40 % des espèces d’insectes pourraient disparaître dans les prochaines décennies.

insect Mabel Amber - Pixabay

Selon le premier rapport global sur les insectes, publié en 2019, 40 % des espèces pourraient disparaître dans les prochaines décennies. ©M. Amber / Pixabay

Or, les insectes occupent des fonctions essentielles dans la nature : recyclage des nutriments, pollinisation, maillons de la chaîne alimentaire… Leur disparition – ou même simplement leur diminution – aurait un impact considérable sur l’ensemble de la biodiversité. Les taxons (ou groupes) les plus impactés seraient les lépidoptères (papillons), les hyménoptères (abeilles, guêpes, fourmis…) et les coléoptères, ce qui placerait les pollinisateurs en première ligne.

Selon les recherches prises en compte dans l’étude de 2019, les principaux facteurs de déclin sont la perte d’habitat liée à l’agriculture conventionnelle et à l’urbanisation galopante, ainsi que la pollution causée par les pesticides et les engrais de synthèse. Devant ce constat, la conclusion de ces chercheurs est lapidaire : « À moins que nous ne changions notre façon de produire des aliments, les insectes dans leur ensemble seront en voie d’extinction dans quelques décennies. Les répercussions que cela va avoir pour les écosystèmes de la planète sont catastrophiques pour dire le moins (…). La restauration de l’habitat, associée à une réduction drastique des intrants de l’agrochimie et à une nouvelle conception de l’agriculture, est probablement le moyen le plus efficace d’éviter de nouvelles pertes ».

Alerte des scientifiques à l’humanité

Un an plus tard, début 2020, Pedro Cardoso, biologiste à l’université d’Helsinki en Finlande, et ses confrères dressent à leur tour un tableau si sombre qu’ils choisissent d’intituler leur article « Alerte des scientifiques à l’humanité sur l’extinction des insectes »Ce titre fait référence au document de Henry W. Kendall, « The World Scientists’ Warning to Humanity », signé par 1700 scientifiques en 1992, pour alerter sur la dégradation accélérée de l’environnement sous la pression des activités humaines.
Un deuxième avertissement a été lancé par 15 000 scientifiques en 2017.
. Un appel vibrant, bien éloigné des titres inexpressifs habituels des travaux de recherche.

Ces experts estiment que 5 à 10 % des espèces d’insectes ont déjà disparu depuis le début de l’ère industrielle. Il ne s’agirait là cependant que de la partie émergée de l’iceberg. Il existe en effet un manque crucial de connaissances dans ce domaine : les estimations actuelles suggèrent que les insectes pourraient compter 5,5 millions d’espèces, dont seulement un cinquième sont connues et décritesStork, 2018. How Many Species of Insects and Other Terrestrial Arthropods Are There on Earth? Annual Review of Entomology.

Ainsi le nombre d’espèces d’insectes menacées et éteintes est malheureusement sous-estimé. Pour exemple, la liste rouge de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) de 2019 ne comprend qu’environ 8 400 espèces sur un million décrites, ce qui ne représente probablement que 0,15 % des espèces existantes.

machaon n-k de Pixabay
Selon les experts, 5 à 10 % des espèces d’insectes ont déjà disparu depuis le début de l’ère industrielle, mais leur nombre réel serait considérablement sous-estimé car un cinquième seulement des espèces seraient connues et décrites. ©n-k / Pixabay

« Au total, dans les prochaines décennies, un demi-million d’espèces d’insectes sont menacées d’extinction », estiment les chercheurs. Une catastrophe dont l’onde de choc touchera toute la biodiversité. « Une espèce d’insecte qui disparaît, ce n’est pas juste une espèce de plus éteinte, explique dans une interview Pedro Cardoso. C’est aussi la perte de maillons de la chaîne alimentaire, de gènes uniques (…) »Futura sciences, février 2020. Insectes : un demi-million d’espèces en danger d’extinction !.

Et le rythme d’extinction s’accélère, mettant en péril le vivant, et par conséquent les sociétés humaines. « La conservation de la diversité des insectes est essentielle pour les prochaines générations, étant donné la dépendance des écosystèmes et de l’humanité à leur égard. Ces pertes entraînent le déclin des principaux services écosystémiques dont l’humanité dépend. De la pollinisation à la décomposition, (…) les insectes fournissent des services essentiels et irremplaçables. » Les chercheurs appellent donc à « une action urgente pour réduire nos déficits de connaissances et freiner les extinctions d’insectes ».

Des zones protégées qui ne protègent pas

La situation est d’autant plus dramatique que les insectes déclinent également dans les zones censées être protégées. Une recherche à long terme en Allemagne a relevé des taux de déclin spectaculaires au sein d’espaces naturels.

Publiée en octobre 2017 dans la revue PLOS One, cette étudeHallmann et al. , 2017. More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas PLOS ONE a analysé les données de captures d’insectes réalisées dans des zones naturelles protégées en Allemagne. La recherche s’appuie sur les travaux de dizaines d’entomologistes amateurs qui ont collecté des insectes à partir de 1989. Des tentes spéciales, appelées « pièges Malaise », du nom de leur inventeur René Malaise, ont été utilisées pour capturer plus de 1 500 échantillons dans 63 réserves naturelles différentes.

Les données sur une période de 27 ans sont très inquiétantes : les scientifiques ont constaté un déclin spectaculaire des insectes volants, de 76 % en moyenne et jusqu’à 82 % au milieu de l’été. Les auteurs de l’étude ont précisé à POLLINIS que les taux de déclin qu’ils ont relevés sont généralisables à l’ensemble de l’Europe, où les écosystèmes sont similaires.

Abeille (c) sauvage Anna Ilarionova de Pixabay copie
Les principaux facteurs de déclin sont la perte d’habitat liée à l’agriculture conventionnelle et à l’urbanisation galopante, ainsi que la pollution causée par les pesticides et les engrais de synthèse. ©A. Ilarionova / Pixabay

Pesticides et Armageddon écologique

D’après les chercheurs, c’est encore une fois l’intensification des pratiques agricoles, avec un recours accru aux pesticides, qui explique probablement ce déclin, les aires protégées étant à 94 % entourées de champs. Ces zones naturelles sont donc également contaminées et ne font même plus office de réserve pour la biodiversité.

Dave Goulson, professeur de l’université de Sussex au Royaume-Uni, et membre de l’équipe de recherche, a déclaré : « Il semble que nous transformions de vastes étendues de terres en zones inhospitalières pour la plupart des formes de vie et nous sommes actuellement sur la voie d’un Armageddon écologique. Si nous perdons les insectes, tout va s’effondrer. » Guardian 2017Warning of 'ecological Armageddon' after dramatic plunge in insect numbersLes pesticides sont identifiés par la plupart des chercheurs indépendants comme l’un des principaux moteurs du déclin des insectes à cause de leur utilisation intensive, ainsi que des réglementations inappropriées en matière d’évaluation des risquesBrühl et Zaller, 2019. Biodiversity Decline as a Consequence of an Inappropriate Environmental Risk Assessment of Pesticides. Frontiers in Environmental Science. Ces substances ont un impact sur les populations d’insectes à la fois par leur toxicité directe, mais aussi par leurs effets sublétaux comme la désorientation, l’impact sur la fertilité, etc., qui diminuent les capacités d’une population à se maintenir à l’équilibre. Les pesticides provoquent aussi une modification problématique de l’habitat.

Autres menaces importantes, qui peuvent avoir des effets nocifs non détectés sur la physiologie et le comportement des insectes, la bioaccumulation due à l’exposition chronique, c’est-à-dire l’absorption de substances chimiques présentes dans l’environnement et leur concentration dans certains tissus, et la bioamplification, qui est l’augmentation de concentration d’un polluant au sein d’organismes, du bas vers le haut de la chaîne alimentaire.

Des solutions pour sauver les insectes

« Seuls une prise de conscience collective et un effort coordonné pourront rétablir les populations d’insectes à l’échelle de la planète », prévient Michael Samways, chercheur à l’université de Stellenbosch en Afrique du Sud. Ce biologiste et ses confrères ont proposé une série de mesures de préservation, de la transformation des pratiques agricoles à la conservation des forêts primaires, mais aussi la limitation du réchauffement climatiqueM. Samways et al., février 2020.
Solutions for humanity on how to conserve insects.Biological Conservation
.

« Le destin des hommes et des insectes s’entremêle, notamment par le biais des plantes (…) Les insectes sont une composante majeure de la tapisserie de la vie », expliquent-ils. Il est essentiel de mettre en place une agriculture et une sylviculture durables, une meilleure réglementation et prévention des risques environnementaux, et une plus grande reconnaissance des zones protégées, parallèlement à l’agro-écologie. »

Rachel Carson, lanceuse d’alerte dès les années 60

Rachel_Carson_w

Le printemps silencieux est un ouvrage précurseur de la biologiste américaine Rachel Carson, qui dénonçait dès 1962 les dégâts considérables provoqués par l’utilisation massive de pesticides. À cette époque, l’industrie chimique était en plein développement, et les pulvérisations aériennes de DDT (Dichloro-diphenyl-trichloroethane), considéré comme un produit miracle contre les nuisibles, étaient fréquentes aux États-Unis.

En 1958, Rachel Carson, déjà auteure de plusieurs livres sur la biologie marine, fut alertée par une lettre de son amie Olga Huckins. Celle-ci racontait que les oiseaux dans sa propriété du Massachussets avaient agonisé de manière atroce après une pulvérisation aérienne pour éliminer les moustiques.

Rachel Carson entreprit d’analyser en détail l’impact des pesticides sur les écosystèmes et la santé, et d’alerter le grand public. Son travail d’enquête méticuleux durera plus de quatre ans. Elle entendait aussi dénoncer les manipulations de l’industrie et la complaisance des autorités.

Après la parution du livre, Rachel Carson fut vouée aux gémonies par les lobbys de l’agrochimie, et traitée de « fanatique » et d’« hystérique ». Son livre rencontra un immense succès auprès du public et fut traduit en plusieurs langues ; il contribua à faire interdire le DDT en Amérique en 1972. Il a aussi déclenché une prise de conscience inédite et contribué largement à l’émergence du mouvement écologiste.

Citation : « Les historiens futurs seront probablement sidérés par notre sens déformé des proportions. Comment des êtres doués d’intelligence pourraient-ils chercher à contrôler quelques espèces indésirables par une méthode qui contaminerait tout l’environnement et ferait planer une menace de maladie et de mort sur leur propre espèce ? ».