Pesticides
Après la loi Duplomb, un décret du gouvernement sacrifie l’indépendance de l’Anses
Deux jours après l’adoption de la loi Duplomb, le gouvernement est revenu à la charge en publiant un décret qui affaiblit considérablement l’autorité de l’Anses. L’agence, chargée d’autoriser ou de refuser la mise sur le marché des pesticides en France, devra désormais « tenir compte » d’une liste de substances à examiner en priorité, directement établie par le ministère de l’Agriculture. Une formulation subtile qui peine à cacher l’objectif poursuivi : la mise au pas d’une autorité scientifique indépendante, au pouvoir déjà fragilisé.

Aussitôt la loi Duplomb adoptée au Parlement, le gouvernement a imposé ce qu’il n’avait pas réussi à faire voter à l’Assemblée. Jeudi 10 juillet, les ministères de l’Agriculture, de la Transition écologique et de la Santé ont co-signé un décret qui porte gravement atteinte à l’indépendance scientifique de l’Anses, l’agence d’Etat notamment chargée d’autoriser ou non la mise sur le marché des pesticides en France.
Concrètement, le décret impose au directeur général de l’autorité de « tenir compte, dans le calendrier d’examen des demandes d’autorisation de mise sur le marché » d’une liste de substances prioritaires directement définie par le ministre de l’Agriculture, après avis de l’INRAE. Une ingérence dans le travail d’expertise de l’Anses, qui devra ainsi bousculer son agenda pour prioriser l’analyse des pesticides considérés par le ministère comme « ayant pour objet de lutter contre des organismes nuisibles ou des végétaux indésirables affectant de manière significative le potentiel de production agricole et alimentaire ».
Pourtant, le Code de la santé publique, qui définit les missions de l’Anses, souligne que l’agence doit pouvoir mener « une expertise scientifique indépendante et pluraliste ». Le message du gouvernement est donc clair : la productivité de l’agriculture française, qui fait les profits de quelques géants du secteur, passe avant l’intérêt général, la protection de la santé des citoyens et la préservation des écosystèmes.
L’Anses à la merci des pressions politiques
Dans la presse, le ministère de l’Agriculture se défend de toute atteinte à l’indépendance de l’Anses, en affirmant que la liste qu’il établira vise à « proposer un calendrier de traitement des dossiers », sans obliger l’autorité à en tenir compte. Pourtant, il est très clair que le décret du 10 juillet fragilise considérablement l’autonomie de l’agence, comme le détaille l’avocat spécialisé en droit de l’environnement Arnaud Gossement dans une analyse publiée sur son site.
D’abord, tout refus du directeur de l’Anses de se plier aux attentes du gouvernement l’exposera à des pressions politiques. En qualifiant certains dossiers de prioritaires, assurant que l’autorisation du produit concerné est essentielle pour garantir la production agricole, le ministère de l’Agriculture crée une « présomption d’intérêt général », souligne l’avocat. Entre les lignes, le décret du 10 juillet incite l’Anses à examiner les demandes d’autorisation de ces pesticides avec bienveillance.
Aller à l’encontre de cet intérêt général supposé, c’est aussi prendre le risque de s’attirer les foudres du gouvernement. En effet, les conclusions de l’Anses relatives à la mise sur le marché des pesticides peuvent être contestées par arrêté ministériel. La décision de l’agence est alors suspendue et elle dispose d’un mois pour réexaminer le dossier. Si l’Anses vient à refuser la commercialisation d’une substance jugée prioritaire, elle devra donc redoubler d’efforts pour se justifier et rendre son analyse inattaquable.
Une indépendance fragilisée, au bénéfice de l’agrochimie
Le décret rend aussi l’Anses plus vulnérable aux pressions exercées par l’agrochimie, en donnant aux firmes un nouvel argument pour attaquer en justice les refus de mise sur le marché de leurs produits. L’agence devra en effet multiplier les explications pour motiver ses décisions, si elles conduisent à l’interdiction de commercialiser un produit pourtant classé par le gouvernement parmi les pesticides prioritaires et jugés essentiels pour certaines cultures. En publiant ce décret, le gouvernement offre ainsi à l’agrochimie un nouvel outil pour s’opposer aux décisions scientifiques.
Cette nouvelle faille s’ajoute aux nombreuses lacunes dont souffre déjà le système d’évaluation des risques des pesticides, pointées par POLLINIS, mais aussi par l’autorité sanitaire elle-même. Pour rendre sa décision, l’ANSES se fonde ainsi sur des dossiers contenant des études réalisées directement par les industriels qui formulent la demande, ou par des laboratoires privés commandités par ces firmes. Un système qui écarte très largement la science indépendante : en 2023, lors de la réalisation du rapport d’évaluation qui a conduit à la réautorisation du glyphosate, par exemple, seulement 3 % des plus de 7 000 études publiées sur cet herbicide au cours des dix dernières années ont été prises en compte.
Contactée par Le Monde pour réagir à la publication du décret, Francelyne Marano – professeure émérite de biologie cellulaire et de toxicologie à l’université Paris Cité – a lancé un avertissement inquiétant : « Il est à craindre que la volonté politique de reprendre en main l’expertise en mettant l’Anses sous pression n’aboutisse aux situations que l’on a connues à la fin du XXe siècle, avec les grands scandales sanitaires qu’ont été le chlordécone et l’amiante. Il faut absolument éviter de revenir à ces situations, où les industriels influaient sur l’expertise. » Face à ce constat dramatique, POLLINIS ne baissera pas les bras. L’association se mobilise en ce moment même, pour empêcher le gouvernement de mettre impunément en péril la santé publique et la protection de la biodiversité.