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Protéger les abeilles

Une étude inédite recense les abeilles mellifères sauvages dans le Parc de forêts

Le biologiste Fabrice Requier étudie depuis 2020 les colonies d’abeilles mellifères sauvages dans le Parc national de forêts, sur le plateau de Langres. Co-financés par POLLINIS, ces travaux cherchent à combler le manque de données sur les populations sauvages d’Apis mellifera en France et en Europe, et à savoir si elles peuvent survivre sans aucune intervention humaine.

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Date : 13 juillet 2023

Les 56 000 hectares du Parc national de forêts s’étendent entre la Haute-Marne et la Côte d’Or, sur le plateau de Langres. C’est dans cet environnement riche et protégé que Fabrice Requier, chercheur au laboratoire EGCEÉvolution, Génomes, Comportement et Écologie (EGCE – Université Paris-Saclay / CNRS / IRD)EGCE et spécialiste de l’écologie des pollinisateurs, enquête depuis 2020 sur de présumées disparues, les abeilles mellifères sauvages. 

Nichant dans des troncs d’arbre, des anfractuosités ou des interstices à plusieurs mètres du sol, les essaims d’abeilles à miel sauvages évoluent à l’abri des regards. A l’inverse de leurs congénères domestiques, elles demeurent ainsi les grandes oubliées de la recherche, au point d’avoir été considérées comme potentiellement éteintes, faute de données. 

Co-financés par POLLINIS, les travaux de Fabrice Requier dans le Parc de forêts visent ainsi à combler le manque de données sur les populations d’Apis mellifera à l’état sauvage, elles aussi confrontées à de nombreuses menaces (pesticides, perte d’habitat, agents pathogènes ou encore hybridation avec les colonies domestiques). « Cette étude, résume le chercheur, vise à savoir si l’abeille mellifère est encore capable de survivre en France en l’absence d’intervention humaine ». 

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En 2022, Fabrice Requier a identifié quatre colonies d’abeilles mellifères sauvages dans le cœur de la Réserve intégrale d’Arc-Chateauvillain, dans le Parc de forêts, et estimé la présence de quatre autres sans parvenir à les observer. L’une d’elles se situe dans ce tronc de chêne mort, à environ trois mètres du sol, où deux butineuses reviennent les pattes postérieures chargées de pollen. © Philippe Besnard

Repérer les colonies d’abeilles mellifères sauvages dans le Parc de forêts

Dernier né des parcs nationaux français et premier dédié aux forêts feuillues de plaine, le Parc de forêts abrite depuis décembre 2021 une Réserve intégrale. Cette dernière place sous protection forte plus de 3 000 hectares de la forêt domaniale d’Arc-Chateauvillain pour permettre l’observation scientifique de forêts à ciel ouvert.

Pour suivre la trace des abeilles mellifères sauvages dans cette Réserve, Fabrice Requier, comme l’entomologiste Jeff Pettis et le spécialiste mondial du comportement des abeilles Tom Seeley, a remis au goût du jour une méthode de triangulation ancestrale, le beelining, qui se déroule en trois étapes. 

La première étape, « la plus simple » selon le chercheur, est l’inventaire. Il s’agit d’inspecter, pendant une dizaine de minutes, une zone riche en ressources florales pour y recenser les pollinisateurs rencontrés, ainsi que les fleurs avec lesquelles ils interagissent. Une station météorologique portative permet de s’assurer de la validité statistique des inventaires, la température étant par exemple un critère déterminant pour l’observation des abeilles mellifères.

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« Avant de regarder, j’écoute », commente le chercheur habitué à suivre le bruyant battement d’ailes des butineuses. © Philippe Besnard

Si un ou plusieurs spécimens d’Apis mellifera sont observés lors de l’inventaire, vient alors l’étape de « capture-marquage-recapture ». Après avoir capturé entre cinq et quinze butineuses à l’aide d’un filet à papillon, ces dernières sont déposées dans une bee box [boîte à abeilles]. En son sein, les ouvrières pourront se nourrir d’un liquide sucré aromatisé à l’anis, préalablement déversé par les chercheurs dans des rayons en cire d’abeille. Comme l’explique Fabrice Requier, « l’odeur de l’anis est forte et facilement identifiable par les abeilles : cela permet de différencier le liquide des autres ressources florales et favorise le retour des abeilles sur place ».

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A l’ouverture de la bee box, certaines butineuses continuent à se nourrir du liquide anisé. © Philippe Besnard

Une fois libérées, « les abeilles qui dessinent des spirales au-dessus du breuvage ont plus de chance de revenir, poursuit le chercheur. Si c’est le cas, elles ne reviendront probablement pas seules puisqu’elles auront prévenu, en dansant, d’autres membres de leur colonie de la présence de nourriture  ». Il s’agit alors de marquer, au feutre à l’eau, l’abdomen ou le thorax des abeilles venus collecter le butin.

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Alexis Pretat (à gauche), étudiant en deuxième année de master Biodiversité Ecologie Evolution (BEE) à l’Université Rennes 1, et Fabrice Requier marquent l’abdomen ou le thorax d’abeilles mellifères à l’aide de feutres à l’eau. © Philippe Besnard

Dernière étape, l’observation des allers-retours. En notant l’heure d’arrivée et de départ, ainsi que la direction dans laquelle les abeilles s’envolent, il devient possible d’estimer la distance et la direction de l’essaim. 

Résultats encourageants

Ce protocole, validé en 2021 et mené en 2022 et 2023, a permis au chercheur d’identifier quatre colonies d’abeilles mellifères sauvages dans la réserve et d’estimer la présence de quatre autres nids sans parvenir à les observer. « C’est un chiffre qui paraît faible mais qui est en fait considérable, commente-t-il. On partait d’un constat de zéro, et on en a trouvé quatre qui ont toutes survécu à l’hiver, la période la plus critique pour les abeilles. C’est nouveau et très encourageant »

Repérer les colonies n’est en effet que la première étape de l’étude : pour savoir si Apis mellifera est capable de survivre à l’état sauvage, il faut étudier l’autosuffisance des populations, c’est-à-dire évaluer leur capacité à compenser la mortalité des colonies par l’essaimage. 

« Le cas particulier de la Réserve Intégrale, c’est que le taux de survie des colonies entre 2022 et 2023 se situe entre 90 % et 100 % », estime Fabrice Requier, qui se rendra à nouveau au Parc de forêts en juillet et septembre 2023. Répéter ce protocole en juillet permet en effet de savoir si les colonies ont essaimé et, le mois d’août étant généralement pauvre en ressources florales, y retourner en septembre permet de connaître le nombre de colonies qui vont réellement affronter l’hiver.

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Les essaims d’abeilles mellifères sauvages peuvent s’établir à plus de dix mètres du sol, comme dans ce chêne. S’installer en hauteur, rappelle le professeur Jürgen Tautz, permet d’éviter « d’être détectées par les ours, leurs ennemis naturels ». © Philippe Besnard

Abeilles mellifères sauvages : espèce nécessaire, données insuffisantes

Malgré leur importance pour l’écosystème forestier et leur rôle dans la meilleure compréhension de l’espèce, les colonies d’abeilles mellifères sauvages demeurent encore très peu étudiées. En 2014, lors de sa dernière évaluation des populations d’Apis mellifera, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) annonçait ainsi manquer de données pour statuer sur l’état de conservation de l’espèce, ajoutant que les menaces pesant sur les butineuses « ont pu aboutir à la perte des populations sauvages »De la Rúa, P., Paxton, R.J., Moritz, R.F.A., Roberts, S., Allen, D.J., Pinto, M.A., Cauia, E., Fontana, P., Kryger, P., Bouga, M., Buechler, R., Costa, C., Crailsheim, K., Meixner, M., Siceanu, A. & Kemp, J.R. 2014. Apis mellifera (Europe assessment). The IUCN Red List of Threatened Species 2014

Des colonies d’abeilles mellifères évoluant à l’état sauvage ont pourtant été identifiées en Europe. Dès 2013, trois chercheurs avaient ainsi identifié des colonies férales d’abeilles mellifères dans le Nord de la PologneOleksa, A., Gawronski, R., and Tofilski, A. (2013). Rural avenues as a refuge for feral honey bee population. J. Insect Conserv. 17, 465–472. doi: 10.1007/s10841-012-9528-6 . En 2018 et en 2022, deux chercheurs de l’université de Würzburg (Allemagne) ont ensuite montré la présence de colonies d’abeilles mellifères férales dans deux forêts allemandesKohl PL, Rutschmann B. 2018. The neglected bee trees: European beech forests as a home for feral honey bee colonies. PeerJ 6:e4602 https://doi.org/10.7717/peerj.4602, et de colonies sauvages dans le Nord-Ouest de l’EspagneBenjamin Rutschmann, Patrick L. Kohl, Alejandro Machado, Ingolf Steffan-Dewenter, Semi-natural habitats promote winter survival of wild-living honeybees in an agricultural landscape, Biological Conservation, 2022.https://doi.org/10.1016/j.biocon.2022.109450

En France, l’état des populations d’abeilles mellifères sauvages reste largement méconnu. Particularité notable, les colonies d’abeilles noires (Apis mellifera mellifera) de l’île de Groix, au large des côtes bretonnes, dont POLLINIS finance l’étude depuis 2019 avec le soutien de l’ASAN.GX. Avec une trentaine de colonies dénombrées chaque année, la survie des populations groisillonnes est « exceptionnelle » pour Fabrice Requier. 

« Ces études sont lourdes et complexes à mener, déclare le chercheur. Mais elles sont importantes car elles fournissent des preuves susceptibles d’établir, à terme, un statut de conservation pour l’espèce, et donc de favoriser la mise en œuvre de politiques de conservation »

Deux conditions pour ce faire :

  • Savoir si les colonies sont pérennes, « ce qui semble maintenant établi pour la Réserve de Arc-Chateauvillain » ;
  • Et si elles sont génétiquement natives, c’est-à-dire s’il s’agit ici d’abeilles noires (Apis mellifera mellifera), comme c’est le cas à Groix. 

Les populations d’Apis mellifera mellifera, la sous-espèce d’abeilles mellifères endémique de l’Europe, ont en effet été fragilisées par l’hybridation avec des abeilles non-locales importées pour l’apiculture. Prochaine étape pour Fabrice Requier et l’équipe de l’EGCE : l’analyse génétique des colonies identifiées avec, en lame de fond, la question de la survie de l’abeille sauvage en France.