Déméter, la cellule de renseignement qui menace la liberté d'informer
Alors que les critiques à l’encontre des ravages de l’agro-industrie sur l’environnement, la biodiversité ou la santé se font de plus en plus nombreuses, le gouvernement a lancé en octobre 2019 une cellule de renseignement dédiée à la surveillance des atteintes envers le monde agricole : la cellule Déméter.
Créée par la direction générale de la gendarmerie nationale, cette cellule a été mise en œuvre grâce à une convention de partenariat conclue entre l’ancien ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) – le syndicat majoritaire – et les Jeunes agriculteurs (JA), son pendant dédié aux agriculteurs de moins de 35 ans.
Cet accord, rendu public par le quotidien Le Monde, donne officiellement mandat à Déméter de « mieux protéger nos agriculteurs » contre des actes déjà réprimés par la loi (cambriolages, vols, dégradations, etc.), mais également contre les « actions de nature idéologique », y compris « de simples actions symboliques de dénigrement du milieu agricole »1, qui relèvent de la liberté de penser et d’expression.
Cette mission cible indifféremment infractions et simples actes de dénonciation idéologique, et a donné naissance à un véritable dispositif de surveillance des voix critiques du modèle agricole conventionnel, dont la FNSEA et JA sont les fervents défenseurs.
Etienne Gangneron, le vice-président de la FNSEA, a publiquement admis que son syndicat était à l’origine de la création de la cellule Déméter, pensée comme le fer de lance de la lutte contre l’« agribashing » 2, un terme inventé par l’agro-industrie pour disqualifier toute forme de critique à l’encontre du monde agricole.
La cellule Déméter a été présentée comme une réponse nécessaire face à l’aggravation supposée du nombre de menaces, d’intimidations et d’actes malveillants envers le monde agricole. Mais selon les chiffres officiels du ministère de l’Intérieur lors de l’année de création de Déméter, ces actes ont au contraire baissé.
Ainsi, les vols avec violence sur les exploitations agricoles ont diminué de 31 % en 2019 (sur 440 000 exploitations agricoles, les plaintes ont porté sur 314 tracteurs volés, 24 vols avec violence, 657 voitures dérobées). Selon le média Reporterre, qui s’appuie sur les chiffres de la gendarmerie nationale, « seulement une vingtaine de cas d’intrusions dans des élevages ou libérations d’animaux par des militants antispécistes ont été comptés parmi les infractions » en 2019 3. Des chiffres qui justifient difficilement la création d’une cellule particulière concernant la délinquance en milieu agricole.
Depuis l’entrée en vigueur de ce partenariat, la gendarmerie a ainsi mené plusieurs interventions assimilables à des actes d’intimidation envers des personnes opposées au modèle de l’agriculture conventionnelle, ou des associations anti-pesticides.
La création de Déméter s’inscrit dans une démarche globale visant à renforcer l’arsenal coercitif à l’encontre des individus ou associations qui remettent en cause le modèle de l’agriculture productiviste. Depuis 2019, une vingtaine d’observatoires de l’« agribashing » ont été lancés dans les départements français pour surveiller les discours des militants écologistes.
De son côté, l’ancien ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, a affirmé, lors d’un déplacement dans l’Allier début mars 2021, que la cellule Déméter n’était « probablement pas suffisante » pour lutter contre la délinquance agricole.
POLLINIS a déposé en avril 2020, aux côtés de l’association Générations Futures, un recours devant le tribunal administratif de Paris dénonçant les entraves à la liberté d’expression que constituent les missions de Déméter. Il est accompagné par un autre recours déposé par L214 et dans lequel POLLINIS et Générations Futures interviennent.
Ces actions en justice ont visé à défendre la liberté de communication des personnes et organisations critiques du modèle agricole dominant, en attaquant la convention de partenariat à la base de la cellule ainsi que ses activités de prévention et de suivi des actions de nature dite « idéologique».
POLLINIS estime en effet que la convention de partenariat, signée entre le ministère de l’Intérieur, la FNSEA et Jeunes Agriculteurs et marquant la création de la cellule Déméter constitue un sérieux danger pour la liberté d’expression. Les deux syndicats signataires défendent une agriculture productiviste à bout de souffle, et ont obtenu à travers cette convention une protection face à toute forme de critique, qualifiée de « dénigrement » dans le document. La dénonciation des dérives de ce modèle est pourtant indispensable à une réelle transition agricole écologique. Elle est aussi liée à la liberté de communiquer, consacrée par la Constitution française et par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentale.
Le 1er février 2022, le Tribunal administratif de Paris a rendu sa décision concernant les deux recours déposés. Dans le cadre du recours de L214, les juges ont demandé au ministre de l’Intérieur de faire cesser les activités de la cellule de gendarmerie relatives aux actions de nature idéologique dans un délai de deux mois à compter de la notification du jugement, sous astreinte de 10 000 € par jour à expiration du délai. Les juges ont considéré que la prévention des actions de ce type, y compris les « simples actions symboliques », ne relevait pas des compétences de la gendarmerie, et que ces missions étaient donc illégales.
Le ministère de l’Intérieur et celui de l’Agriculture ont fait appel le 21 février 2022, cherchant à maintenir les activités de « suivi » des actions de nature idéologique, confirmant ainsi le rôle de surveillance dévolu à la cellule. La cour administrative d’appel de Paris a rendu sa décision le 29 septembre 2023, deux semaines après l’audience. Elle a transféré au Conseil d’État la question du « suivi » des activités idéologiques par la cellule Déméter, soulevée par le recours de L214, et a entériné l’arrêt des actions de « prévention ». Elle n’a cependant pas remis en question la convention de partenariat dénoncée par POLLINIS et Générations Futures.
Les deux ONG, déterminées à empêcher cette police de la pensée d’opérer, ont soutenu L214 jusque devant le Conseil d’Etat, qui a contredit la décision du Tribunal administratif de 2022 en déclarant légales les missions de la cellule portant sur les activités idéologiques. Une décision dénoncées par les associations qui y voient un réel risque pour les lanceurs d’alerte et la liberté d’expression des défenseurs de l’environnement.
Refusant de se résigner, elles continuent d’étudier les pistes légales et politiques pour mener à bien leur action en faveur de la protection des libertés fondamentales.