Transparence et démocratie / Secret d'affaires
Les procédures bâillons : arme de dissuasion contre les opposants aux pesticides
En dénonçant la présence de résidus de pesticides dans les vins Bordelais, les raisins de table français ou les pommes italiennes du Sud-Tyrol, les opposants aux pesticides s’exposent à de lourdes procédures judiciaires menées par l’industrie agrochimique ou les représentants de l’agriculture conventionnelle.
Dans la région italienne du Sud-Tyrol, nichée au nord du pays à la frontière avec l’Autriche et la Suisse, les vastes pommeraies produisent environ une pomme sur 10 récoltées en Europe. Une culture intensive soutenue à grand renfort de pesticides, que l’Institut environnemental de MunichUmweltinstitut München a dénoncée en 2017. En détournant les codes publicitaires traditionnellement utilisés par la région alpine pour séduire les touristes allemands, l’ONG a orchestré une campagne d’affichage dans le métro de Munich en août 2017.
Mais les affiches « Pesticide Tyrol » ont depuis entraîné l’ONG allemande et un de ses représentants dans une spirale judiciaire infernale. Un cas d’école de procédure-bâillon, ces poursuites destinées à étouffer le débat public sur des sujets d’intérêt général, tels que l’usage des pesticides, en faisant planer un risque disproportionné sur les associations et leurs représentants.
Les procédures bâillons visent à museler le débat public sur des sujets d’intérêt général : droits de l’homme, protection de l’environnement et de la santé… ©JormS/Shutterstock.
Trois ans plus tard, le conseiller en politique agricole de l’Institut environnemental de Munich, Karl Bär, se retrouve poursuivi individuellement en diffamation par la justice italienne sur la base d’environ 1 300 plaintes d’agriculteurs, ainsi que de celle du ministre régional de l’Agriculture. Ce militant écologiste, qui a participé à l’élaboration de l’Initiative citoyenne européenne (ICE) « Sauvons les abeilles et les agriculteurs », soutenue par POLLINIS, risque gros. En cas de condamnation, il pourrait écoper d’une amende de plusieurs millions d’euros ainsi que d’une peine de prison.
Autre victime collatérale de cette procédure bâillon : l’auteur autrichien Alexander Schiebel. Ce dernier a été mis personnellement en cause en raison d’un passage publié dans l’un de ses livres« Das Wunder von Mals » (« Le miracle de Mals »)., où il critique les pratiques des pomiculteurs du Sud-Tyrol. Le début du procès, plusieurs fois reporté, devrait finalement se tenir au mois de mai 2021.
David vs Goliath
Les poursuites en diffamation, atteinte à la réputation, ou encore dénigrement, assorties de dommages-intérêts disproportionnés par rapport aux ressources des défendeurs, signent une forme d’intimidation judiciaire particulièrement dangereuse et redoutablement efficace contre les associations et la liberté d’information. Courantes aux États-Unis depuis les années 70, ces poursuites stratégiques contre la mobilisation publiqueEn anglais SLAPP : Strategic Lawsuit Against Public Participation sont depuis utilisées bien au-delà des frontières nord-américaines pour « bâillonner » le débat public sur des sujets d’intérêt général, en faisant planer une menace financière disproportionnée sur les défenseurs, et en mobilisant ses ressources pour le combat judiciaire.
La diffamation demeure un des leviers classiques des procédures-bâillons en Europe, notamment en Italie où le nombre de ces poursuites a atteint le chiffre record de 9 479 procédures en 2017, dont une grande partie peut être considérée comme des procédures bâillonsSelon un rapport de Greenpeace sur les procédures baillons en Europe, deux-tiers des poursuites en diffamation en Italie sont rejetés d’emblée faute de fondementRapport de Greenpeace sur les procédures baillons ( en anglais). Dirigées – comme dans le Sud-Tyrol – contre des individus et non plus contre des structures – ces poursuites individualisées accentuent encore davantage l’inégalité entre parties.
Et lorsque le couperet judiciaire tombe, les conséquences sont dramatiques. La petite association française Alerte aux toxiques en a récemment fait les frais, lors d’un procès qui a opposé sa porte-parole, Valérie Murat, au vignoble bordelais.
« Greenwashing » vs « Bordeaux bashing »
Après avoir publié, en septembre 2020, les résultats d’une analyse faisant état de la présence de nombreux résidus de pesticides dans 22 vins, majoritairement de Bordeaux et détenteurs du label Haute valeur environnementale (HVE), Valérie Murat a écopé d’une sévère condamnation le 25 février dernier par le tribunal de Libourne pour « dénigrement collectif à l’égard de la filière des vins de Bordeaux » : 125 000 euros de dommages et intérêts à verser au conseil interprofessionnel des vins de Bordeaux (CIVB) ainsi qu’à cinq des 25 autres plaignants (châteaux, viticulteurs, syndicats d’appellations, négociants). Cette condamnation en première instance hypothèque la survie de l’association lancée 2016, qui avait financé les analyses par un laboratoire agréé grâce à 5 000 euros de contributions levées auprès de sympathisants.
L’analyse d’Alerte aux toxiques faisait état en termes simplifiés de la présence de molécules considérées comme des perturbateurs endocriniens potentiels dans l’ensemble des bouteilles, mais aussi de traces de substances classées cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR) dans 11 bouteilles, et de fongicides SDHI dans 9. Bien qu’en deçà des seuils réglementaires Les Limites maximales de résidus de pesticides (LMR) applicables au vin selon le règlement européen 396/2005 sont celles mesurées dans le raisin de presse et non dans le vin lui-même., les analyses ont servi de point d’appui à Valérie Murat pour dénoncer l’écart entre l’image véhiculée auprès des consommateurs au travers du label HVE, et la réalité des pratiques viticoles encore imprégnées par la chimie.
La condamnation pour « dénigrement » d’Alerte aux toxiques, s’appuie en outre sur une qualification juridique prévue pour répondre aux cas de concurrence déloyale, comme la critique malveillante entre concurrents commerciaux. Mais elle est régulièrement utilisée pour attaquer la liberté d’expression et contourner les garde-fous prévus par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, et applicables à tous : responsables d’ONG, journalistes, avocats, ou simple blogueur. Le texte prévoit par exemple jusqu’à cinq ans de prison ferme en cas de dénonciation calomnieuse ainsi qu’une procédure au pénal censée favoriser la défense.
Le couperet de la condamnation d’Alerte aux toxiques, s’il est confirmé en appel, pourrait mettre fin aux activités de l’association qui milite contre les usages massifs de pesticides dans la viticulture bordelaise.
« Haute valeur environnementale » : un label aux exigences trompeuses
Depuis plusieurs années, les grands vignobles du Médoc à l’Entre deux mers cherchent à verdir leurs pratiques, mais aussi leurs discours. Grands consommateurs de pesticidesLe vignoble bordelais se situe dans la région de la Gironde, la plus consommatrice de pesticides en France, nombre de châteaux bordelais se sont tournés vers le label « Haute qualité environnementale », qui valorise un certain nombre de bonnes pratiques écologiques, mais n’impose aucune obligation réelle en matière de suppression des pesticides, et très peu en matière de réduction. Lancé dans la foulée du Grenelle de l’environnement de 2009, ce label, dont le logo champêtre met en scène une ferme survolée par un papillon, bénéficie à 8 000 exploitations en France, dont 82 % sont viticoles. Le label a récemment été épinglé par l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI)La certification Haute Valeur Environnementale dans la PAC : enjeux pour une transition agroécologique réelle, IDDRI, mars 2021Document de proposition, qui estime « qu’en l’état actuel de son cahier des charges, cette certification ne peut prétendre accompagner une réelle démarche de transition agroécologique »
Museler les associations
En 2009, la mésaventure aurait pu arriver à la jeune association baptisée alors Mouvement pour le droit et le respect des générations futures (MDRGF), assignée en justice pour avoir publié une étude révélant la présence de résidus de pesticides dans de nombreux raisins de table, notamment en France.
Menée dans cinq pays européens, l’étude faisait état de l’omniprésence de résidus de pesticides dans les raisins de table, situation légale, mais méconnue des consommateurs. Elle pointait aussi la présence dans certains échantillons de pesticides interdits ou de dépassements des seuils imposés par la réglementation européenne.
Ulcérée par les conclusions concernant la France, la Fédération nationale des producteurs de raisins de table (FNPRT), membre du puissant syndicat de l’agriculture conventionnelle, la FNSEA, avait assigné en justice l’association pour dénigrement, réclamant au passage un dédommagement de 500 000 euros.
L’histoire s’est bien finie. La justice française a débouté la FNPRT, allant même jusqu’à condamner le syndicat à un euro d’amende pour procédure abusive. Une décision qui a permis à l’ONG de poursuivre ses combats contre les pesticides. Rebaptisée Générations futures en 2011, l’association revendique – plus de dix ans après ce procès charnière – un budget annuel d’environ 300 000 euros. Elle n’aurait pas survécu à une condamnation à verser 500 000 euros de dédommagement…
Ultime étape de l’intimidation, le levier judiciaire de la procédure bâillon n’est pas le seul à être utilisé pour limiter le débat public sur l’usage des pesticides et intimider les opposants au modèle agro-industriel. Fin 2019, la création de la cellule de gendarmerie Déméter chargée de lutter sur le terrain contre l’« agri-bashing » en réprimant les infractions commises chez les agriculteurs – des actes déjà punis par la loi – a marqué un tournant.
En effet, cette cellule Demeter compte notamment dans ses attributions « la prévention et le suivi (…) des actions de nature idéologique, qu’il s’agisse de simples actions symboliques de dénigrement du milieu agricole ou d’actions dures ». C’est dans ce cadre qu’une convention de partenariat a été conclue entre le ministère de l’Intérieur et les principaux syndicats agricoles conventionnels (FNSEA et Jeunes Agriculteurs). Les missions de la cellule Demeter ciblent directement les activités d’information des ONG environnementales qui dénoncent les dérives des pratiques agricoles du modèle conventionnel. C’est pourquoi POLLINIS et Générations futures ont déposé un recours contre la convention tripartite pour en réclamer l’annulation. POLLINIS dépose un recours contre la cellule de gendarmerie Déméter
La recherche, nouvelle cible des procédures bâillons
Les ONG ne sont pas seules à faire l’objet de poursuites destinées à museler le débat public. Depuis quelques années, le monde de la recherche s’est également retrouvé confronté à plusieurs reprises à des procédures bâillons. Le cas emblématique du professeur de droit de l’environnement Laurent Neyret a poussé le gouvernement à commanditer en 2017 un rapportRapport sur les procédures baillons sur le cas des enseignants-chercheurs. Ce document proposait un encadrement spécifique des poursuites envers le monde de la recherche pour limiter les recours abusifs. Poursuivi en diffamation pour avoir rédigé un commentaire académique sur un jugement pour « trafic de déchets » défavorable à l’entreprise Chimerec, Laurent Neyret avait été relaxé après une longue mise en examen. Et Chimerec condamnée à lui verser des dommages et intérêts.