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Pollinisateurs / Protection juridique de Groix

Abeilles noires de Groix : « les apiculteurs ne s’inquiètent plus du varroa » – Tom Seeley

L’illustre biologiste nord-américain Thomas Seeley, professeur au département de neurobiologie et de sciences du comportement de l'Université de Cornell, a consacré sa vie à l’étude des abeilles à miel (Apis mellifera). Dans un entretien accordé à POLLINIS, il explique le mécanisme de résistance des abeilles mellifères de l’île de Groix à Varroa destructor.

Date : 4 juin 2024

Les abeilles mellifères vivant à l’état sauvage demeurent, à l’inverse de leurs congénères domestiquées, les grandes oubliées de la recherche au point d’avoir été, faute de données, considérées potentiellement éteintes. Si plusieurs colonies sauvages ont depuis été identifiées en France et en Europe, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) annonçait, en 2014, manquer de données pour pouvoir statuer sur l’état de conservation de l’espèce sur le continent De la Rúa, P., Paxton, R.J., Moritz, R.F.A., Roberts, S., Allen, D.J., Pinto, M.A., Cauia, E., Fontana, P., Kryger, P., Bouga, M., Buechler, R., Costa, C., Crailsheim, K., Meixner, M., Siceanu, A. & Kemp, J.R. 2014. Apis mellifera (Europe assessment).
The IUCN Red List of Threatened Species 2014
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Les comportements naturels d’Apis mellifera sont pourtant riches d’enseignements pour comprendre ceux de leurs semblables installées dans des ruches. Outre-Atlantique, un biologiste y a consacré sa vie : Thomas Seeley, professeur au département de neurobiologie et de sciences du comportement de l’Université de Cornell, fait en effet partie des premiers à s’être penché sur la question, et plaide depuis longtemps pour une apiculture inspirée du mode de vie des colonies sauvages et de la sélection naturelle. 

Celui que l’on surnomme « l’homme qui murmure à l’oreille des abeilles » a récemment accepté de travailler, aux côtés des biologistes Jeff Pettis et Fabrice Requier, sur un article scientifique dédié à la résistance des abeilles noires de l’île de Groix à l’acarien Varroa destructor. Dans un entretien avec POLLINIS, Thomas Seeley est revenu sur les mécanismes de cette cohabitation inhabituelle.

Thomas Seeley biologiste américain
Thomas Seeley, biologiste et professeur nord-américain, a réactualisé le beelining, une méthode ancestrale qui permet de rechercher des colonies d’abeilles à miel vivant en liberté – ©Thomas Seeley.

Vos premiers travaux sur les abeilles à miel remontent aux années 1970. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces cinquante dernières années de recherche ?

L’opportunité de mener des recherches scientifiques pour mieux comprendre le comportement et la véritable histoire naturelle des abeilles à miel a été une expérience merveilleuse. 

Environ 70 % de mes recherches ont porté sur le comportement des abeilles : décoder leurs signaux, découvrir comment elles organisent leurs ruches… L’autre partie de mes travaux consistait à mener, pour la première fois, des recherches sur la façon dont les colonies d’abeilles mellifères vivent à l’état sauvage, lorsqu’elles ne sont pas dans les ruches des apiculteurs. Il s’agissait de choses très simples au début : étudier leurs maisons lorsqu’elles s’installent dans le creux d’un arbre, leurs habitudes de reproduction, la fréquence de leur essaimage…

Avoir pu étudier ces deux aspects et d’en faire l’œuvre de ma vie est une chance pour moi. Une bonne partie de mes recherches ont permis des découvertes inédites, et je crois pouvoir dire que je suis un peu fier d’avoir jeté les bases de ce qu’on appelle aujourd’hui l’apiculture naturelle : il y a cinquante ans, on ignorait tout du mode de vie des abeilles mellifères dans la nature. J’ai été ravi de voir de nombreux apiculteurs, à petite échelle, considérer les abeilles comme des animaux qu’ils admirent et qu’ils veulent aider, sans nécessairement en tirer beaucoup de miel.

Je me sens heureux d’avoir aidé le monde de l’apiculture à voir qu’il existe une bonne alternative aux méthodes conventionnelles et centrées sur la maximisation de la production de miel. Mes livres y ont probablement contribué. « L’abeille à miel – la vie secrète des colonies sauvages » est le premier livre écrit sur la vie des abeilles dans la nature. Il existait bien des informations provenant de nombreux pays et de sources différentes, mais elles n’avaient pas été rassemblées. Aujourd’hui, de nombreuses personnes s’y intéressent, en particulier en Europe où les abeilles sont des espèces indigènes, avec de merveilleuses opportunités pour étudier différentes races.

Je tire une grande satisfaction d’avoir pris du temps pour non seulement mener des recherches originales, mais également pour écrire des livres qui synthétisent les travaux sur ce sujet, tant les miens que ceux d’autres chercheurs. J’ai récemment pris beaucoup de plaisir à écrire un livre de nouvellesPiping Hot Bees and Boisterous Buzz-Runners sur des études que mes collègues et moi-même avons menées. Il s’agit d’un travail précieux pour les apiculteurs qui veulent connaître ces comportements.

Parmi ces histoires courtes, laquelle ou lesquelles avez-vous choisi de raconter ?

Tout le monde connaît la danse frétillante, que les butineuses utilisent pour indiquer l’emplacement de sources riches en nourriture, mais il peut arriver que ces dernières, au lieu de frétiller à leur retour à la ruche, fassent une danse… tremblante, qui porte bien son nom : l’abeille entre dans la ruche et se promène sur les alvéoles en tremblant. On dirait presque qu’elle est atteinte d’une maladie neurodégénérative.

Cette danse a été décrite par Karl von Frisch (ndlr : biologiste autrichien mort en 1982, connu pour ses recherches sur le langage des abeilles) qui l’a observée lors de ses études sur la danse frétillante. Il n’a toutefois jamais réussi à comprendre pourquoi les abeilles tremblaient ainsi, et a même dit vouloir offrir une récompense pour celui ou celle qui le découvrira. C’est ce que j’ai fait, même si c’était trop tard pour le prix. 

La danse tremblante est en fait exécutée par les butineuses de nectar lorsqu’elles rentrent à la ruche et qu’elles ne trouvent personne pour prendre leur nectar. En tremblant, elles appellent un plus grand nombre d’abeilles d’âge moyen dans la colonie à commencer à travailler comme receveuses de nectar. C’est un problème qui se pose notamment au début d’un flux de nectar : il y a soudainement beaucoup plus de nectar disponible, et la colonie doit affecter plus d’individus à sa réception.

Comment avez-vous pu déchiffrer ce comportement ? 

Je menais une expérience a priori sans rapport avec la « danse du tremblement », au cœur d’une vaste forêt où les abeilles à miel n’ont aucune source de nourriture naturelle : cela me permet de contrôler la quantité de nectar ou de solution sucrée que les butineuses peuvent collecter. 

J’étudiais alors les effets d’une augmentation du taux de nectar : je savais que, lorsqu’il augmente, il devient plus difficile pour les butineuses de trouver des abeilles dans la ruche pour prendre leur nectar, et je me demandais comment ce temps de recherche affectait la danse frétillante. Lors de l’expérience, j’ai fait en sorte que le temps de recherche devienne très long et beaucoup de mes petites abeilles, revenant des mangeoires, ont commencé à trembler… Cette hypothèse a ensuite pu être vérifiée. 

Vous avez récemment accepté de signer un article scientifique, en collaboration avec les biologistes Jeff Pettis et Fabrice Requier que POLLINIS a mandaté pour étudier les populations sauvages d’Apis mellifera en France, portant sur la résistance au varroa des abeilles mellifères de l’île de Groix. Comment expliquez-vous cette résistance ?

L’île de Groix possède une population d’abeilles mellifères isolée. Les acariens y sont arrivés d’une manière ou d’une autre, mais l’existence sur l’île de colonies sauvages et non gérées nous offre un bon terrain d’expérimentation pour voir ce qu’il se passe lorsque les abeilles acquièrent les acariens et comment elles s’en débarrassent aujourd’hui.

Sur place, une association (ndlr : l’Association de sauvegarde de l’abeille noire de Groix, ASAN.GX) suit ces colonies sauvages depuis plusieurs années, et a constaté qu’elles se portent bien même sans être traitées contre l’acarien. Nous dressons d’ailleurs le même constat dans d’autres parties du monde où la sélection naturelle a été autorisée à opérer.

Je peux l’affirmer avec certitude car j’ai suivi pendant au moins quarante ans une population d’abeilles à miel dans une vaste forêt près de l’université de Cornell, la forêt Arnot. J’ai notamment mené des analyses génétiques sur des spécimens que j’ai collectés bien avant l’arrivée du varroa, ainsi qu’après son arrivée. 

En travaillant avec des étudiants qui en savent beaucoup plus que moi sur la génétique, nous avons découvert qu’il y avait eu une énorme sélection naturelle sur cette population d’abeilles mellifères affectée par les varroas. De nombreuses lignées ont été anéanties, mais trois d’entre elles ont persisté et repeuplé la forêt. C’est l’un des meilleurs exemples que nous ayons.

Abeilles de Groix
Depuis 2019, l’entomologiste Jeff Pettis mène à la demande de POLLINIS une étude des colonies d’abeilles noires de l’Île de Groix, où il documente leur adaptation à Varroa destructor – ©Philippe Besnard.

Groix fait pourtant figure d’exception en France, où de nombreux apiculteurs du continent doivent traiter leurs ruches pour les protéger du parasite. La résistance des abeilles groisillonnes ne vous surprend pas ?

Merci de poser la question ainsi car, d’une certaine manière, je suis surpris. Je suis surpris que les êtres humains n’aient pas tout gâché. Je suis surpris que les apiculteurs, lorsqu’ils ont commencé à perdre des colonies, aient conservé ce qu’ils avaient au lieu de faire venir des reines du continent. 

C’était la clé : la plupart des apiculteurs d’Amérique du Nord et de l’Union européenne ont vraiment pris un chemin différent et ont interféré avec la sélection naturelle. C’est ce qui fait la particularité de l’île de Groix : la sélection naturelle a pu s’opérer, au point que les apiculteurs ne s’inquiètent plus du tout du varroa aujourd’hui. 

Le pays de Galles est un autre bon exemple : la densité d’apiculteurs y est plutôt faible, et de nombreuses colonies sauvages résidaient dans des anciennes granges, des murs, des arbres… Les apiculteurs, en capturant les essaims, ont réalisé que les colonies se portaient bien et qu’ils n’avaient pas besoin de les traiter contre Varroa destructor.

Dans la plupart des régions d’Europe, les apiculteurs sont nombreux et ils importent leurs reines auprès d’éleveurs. Ces reines font de grandes colonies mais ne sont pas résistantes au parasite parce que ce n’est pas le trait que l’éleveur a souhaité favoriser.

Comment l’apiculture peut-elle s’adapter ?

Tout dépend du choix, ou non, des apiculteurs d’arrêter ensemble de traiter leurs colonies. Tant que quelqu’un traite ses abeilles, la sélection sera faible – à moins que vous ayez une population dans laquelle toutes ou presque toutes les colonies ne sont pas traitées. C’est la partie la plus difficile : la plupart des apiculteurs dépensent de l’argent pour acheter une ruche, des abeilles… Ils veulent faire du miel : la dernière chose qu’ils souhaitent est de ne pas traiter leurs abeilles contre le varroa car ils ont trop investi dans leurs colonies.

Dans la plupart des régions du monde où l’apiculture est populaire, c’est peut-être impossible. En Amérique du Nord, que je connais mieux que l’Europe, l’apiculture commerciale est une grosse industrie : les apiculteurs peuvent y avoir des centaines de milliers de colonies qu’ils déplacent en camion pour polliniser les pommes, les myrtilles… C’est une industrie à grande échelle, qui ne peut pas se permettre de laisser la sélection naturelle opérer pour rendre leurs colonies résistantes au varroa. Ce n’est pas compatible avec leur modèle économique, industrialisé et sans égard pour les abeilles.

Cette approche de l’apiculture est le modèle classique aux Etats-Unis, mais il existe de petites communautés sans apiculture commerciale. Là-bas, la sélection naturelle a pu avoir lieu.

Peut-on aujourd’hui estimer en combien de temps une population d’abeilles mellifères peut devenir résistante ? 

D’après les analyses génétiques effectuées dans la forêt d’Arnot, il semble que cela ait pris environ dix ans, voire moins.

Cela semble relativement court…

C’est très court. La plupart des autres espèces n’évolueraient probablement pas aussi rapidement, car une des particularités de l’abeille à miel réside dans son taux très élevé de recombinaison génétiqueEn septembre 2000, le Journal officiel en reconnaît la définition suivante : « le phénomène conduisant à l’apparition, dans une cellule ou dans un individu, de gènes ou de caractères héréditaires dans une association différente de celle observée chez les cellules ou individus parentaux ».. Il s’agit du processus par lequel, lorsqu’un animal produit ses gamètes (ndlr : ovules ou spermatozoïdes dans ce cas), les deux chromosomes qu’il possède se croisent. Cela signifie, plus concrètement, que chaque gamète fabriquée est génétiquement différente. 

Chez les abeilles à miel, ce brassage à l’origine de la variation génétique entre les gamètes se produit au taux le plus élevé de toutes les espèces connues. Pourquoi leur taux de recombinaison génétique est-il si élevé ? C’est probablement parce qu’elles luttent contre les maladies depuis très longtemps. Lorsque les acariens sont arrivés, elles ont donc pu bénéficier d’une grande diversité génétique. C’est probablement pour cette raison qu’elles ont pu développer une résistance rapidement.

Malgré cette résistance pouvant apparaître rapidement et sans traitement, de nouveaux produits sont en cours de développement pour lutter contre le varroa, dont certains sont issus de l’ingénierie génétique.

Cela ne résout pas le problème : on se contente de le rafistoler, de rafistoler les abeilles. Mais les apiculteurs dépendent de leurs abeilles, et je peux comprendre pourquoi ils pensent que ces traitements sont importants… Tous les apiculteurs commerciaux que je connais traitent leurs colonies pour les acariens. 

Les abeilles mellifères résistantes au varroa seront probablement d’abord adoptées par des apiculteurs artisanaux. Il faudra peut-être un certain temps pour que ces abeilles soient adoptées par des apiculteurs autres que ceux qui travaillent à petite échelle, et je ne verrai probablement pas ça de mon vivant.

Colonie sauvage parc de forêtFabrice Requier, chercheur au laboratoire EGCE et spécialiste de l’écologie des pollinisateurs, étudie depuis 2020 les colonies d’abeilles à miel vivant en liberté dans le Parc national de forêts, entre la Côte-d’Or et la Haute-Marne. Ses travaux, cofinancés par POLLINIS, ont permis d’identifier quatre colonies dans le cœur du parc, dont celle-ci, située dans le tronc d’un chêne mort – ©Philippe Besnard.

Lors de nos premiers échanges, vous avez préféré parler d’abeilles à miel « vivant en liberté » plutôt que d’abeilles à miel sauvages. Pourquoi ? 

C’est une question importante : je préfère parler de vie en liberté plutôt que de vie sauvage car le mot sauvage est généralement associé à l’absence d’interférence humaine, que ce soit en termes de conditions de vie ou de génétique. Dans le cas des abeilles mellifères, si un essaim se retrouve dans un arbre creux, la reine peut provenir d’un élevage de reines : achetée par un apiculteur, elle se serait ensuite retrouvée dans l’arbre après un essaimage. J’utilise donc le terme de vie en liberté puisque je ne peux pas être sûr, à moins d’une analyse génétique, qu’il s’agisse bien d’une colonie sauvage.