Protéger les abeilles
Thomas Seeley : une vie à observer les colonies sauvages d’abeilles
Le célèbre biologiste américain a passé sa vie à étudier les abeilles à miel vivant à l’état sauvage. Ses nombreuses recherches sur la biologie et le comportement des abeilles ont révolutionné les connaissances sur Apis mellifera. Portrait d’un observateur éminemment patient et modeste qui appelle à un nouveau lien entre les abeilles et les hommes.
À l’été 1962, le jeune Thomas Seeley se promène près de chez ses parents. Sur une route en pleine campagne près d’Ithaca dans l’État de New York, où il est né dix ans plus tôt, il voit soudain passer un essaim d’abeilles au-dessus de sa tête. Impressionné et intrigué par le bourdonnement de ce nuage vivant, le garçonnet se met à suivre l’essaim qui file vers un grand noyer noir et s’engouffre dans la cavité naturelle de l’une de ses larges branches. En quelques minutes, la masse vrombissante y a élu domicile, devant le regard éberlué de l’enfant. D’abord un peu effrayé par la multitude d’abeilles, Thomas Seeley finit par s’approcher de l’entrée de leur nid pour les observer de plus près. Il revient les observer durant tout l’été, happé par le mystère de leur ballet.
Il ne le sait pas encore, mais cette découverte marque le point de départ d’une quête qui durera toute sa vie : observer les abeilles mellifères vivant à l’état sauvage. « À cette époque, je savais comme tout le monde que les abeilles vivaient dans les ruches des apiculteurs. Mais en voyant cet essaim, j’ai compris qu’elles vivaient aussi dans les arbres, à l’état sauvage. Je me suis mis à la recherche d’autres colonies sauvages », se souvient Thomas Seeley.
Lors de l’essaimage, les abeilles se regroupent pendant quelques heures ou quelques jours sur une branche ou un arbre avant de s’envoler vers leur nouveau nid. Un processus que Thomas Seeley a longuement étudié. ©P.Essick
Quelques décennies plus tard, le jeune américain qui suivait les essaims sauvages est devenu l’un des plus éminents spécialistes au monde de la biologie et du comportement de l’espèce Apis mellifera, l’abeille à miel. Dans les grands rassemblements du milieu, comme ApimondiaForum international dédié aux défis scientifiques, économiques, sociaux et culturels du secteur de l’apiculture., casquette de baseball vissée sur la tête, il est reçu comme une rockstar, faisant salle comble et provoquant des murmures d’admiration sur son passage. Professeur au département de neurobiologie et de comportement de l’université de Cornell (État de New York), décoré du prix Alexander von Humboldt du meilleur biologiste américain, il a publié plus de 175 articles scientifiques et cinq ouvrages de référence sur la vie des abeilles sociales, dont plusieurs ont été traduits en allemand, coréen, chinois, italien ou encore en français« L’Abeille à Miel – La vie secrète des colonies sauvages », 2020, (éditions Biotope ) et « La Démocratie chez les abeilles – un modèle de société » , 2017, (éditions Quae)..
Son livre « The Wisdom of the Hive : The Social Physiology of Honeybee Colonies » La Sagesse de la Ruche : La physiologie sociale de la colonie d’abeilles, publié en 1995 aux éditions universitaires de Harvard. explore ainsi la fascinante intelligence collective des abeilles dans l’organisation de leur approvisionnement alimentaire. Dans « La Démocratie chez les abeilles – un modèle de société », publié en 2010« Honeybee Democracy », Thomas Seeley, 2010, éditions universitaires de Princeton., il lève le voile sur les mystérieux mécanismes de la prise de décision collective au moment où un essaim doit choisir, par consensus, la meilleure résidence possible. En entraînant le lecteur avec modestie et humour dans les coulisses neuronales de cette démocratie participative, Thomas Seeley s’est imposé comme le spécialiste mondial de l’intelligence collective de l’essaim.
Cet amoureux d’Apis mellifera, surnommé le « bee whisperer », l’homme qui murmurait à l’oreille des abeilles, aura aussi laissé une marque originale dans le monde qu’il a passé sa vie à étudier : une espèce d’abeille vivant en Équateur porte désormais son nom, la Neocorynurella seeleyi. Découverte en 1997 par un étudiant avec trois autres espèces du groupe Augochlorini – une référence à leurs yeux verts – les quatre abeilles inconnues héritent des patronymes latinisés de ses professeurs de Cornell. « Une bien jolie flatterie », s’amuse Seeley.
Paradis pour biologiste
La ville d’Ithaca, où Thomas Seeley grandit, lui offre un environnement propice à l’exploration de la nature et de la science : « C’est un paradis pour biologiste : la ville est cernée par la nature et bénéficie de l’aura de l’université de Cornell, dans laquelle mon père enseignait », se remémore le chercheur. Enfourchant son vélo, il parcourt régulièrement les quelques kilomètres qui le séparent des ruches d’un apiculteur voisin, où il contemple pendant des heures les butineuses. Lorsqu’il raconte à ses parents sa découverte de l’essaim du noyer noir, il reçoit à Noël un livre sur la biologie des abeilles expliquée aux enfants. Cet ouvrage forgera ses premières connaissances de ces insectes et de la structure des ruches.
En 1974, le jeune homme entame un peu par hasard sa carrière de chercheur. Cet été là, il lit « Bee World », un magazine spécialisé : « Un article racontait l’histoire d’un apiculteur sud-africain qui collectait ses abeilles en installant des boîtes vides et en attendant que les essaims viennent s’y installer », raconte-t-il. Intrigué, Thomas Seeley installe 5 boîtes en bois dans des arbres de la réserve naturelle d’Ellis Hollow, près de chez ses parents. « Au bout de deux semaines, un essaim avait déjà élu domicile dans l’une des boîtes. Un moment mémorable », se rappelle-t-il avec un émerveillement et une fierté intacts.
Le monde des abeilles sauvages
Avec des boîtes de tailles différentes, aux entrées plus ou moins exiguës, le chercheur en herbe teste l’intérêt des abeilles pour l’habitat qui leur est offert. Il veut comprendre pourquoi les colonies privilégient un habitat plutôt qu’un autre. Cette expérience inspirera son sujet de thèse en biologie soutenue à l’université de Harvard en 1978 sous la direction de Bert Hölldobler et Edward O. Wilson, deux myrmécologuesL’entomologie spécialisée dans l’étude des fourmis. de renommée mondiale. Après un passage à Yale, Thomas Seeley revient en 1986 sur les terres de son enfance pour enseigner à Cornell.
Les décennies suivantes, l’observateur prend le parti de poursuivre ses recherches sur les abeilles mellifères hors des laboratoires. « Le travail en laboratoire est très important, mais le terrain est essentiel pour comprendre les abeilles. Par ailleurs, la majorité des études scientifiques se concentrent sur la façon dont les abeilles vivent sous la supervision d’un apiculteur. Mais si vous voulez comprendre comment les abeilles vivent dans la nature, vous devez les étudier dans la nature, explique le biologiste. Cela nécessite beaucoup de patience », ajoute ce grand monsieur mince aux lunettes rondes, derrière lesquelles on imagine aisément l’enfant contemplatif qui passait déjà des heures à guetter les butineuses.
Effondrement et varroa
Dans les années 70, 90 puis encore en 2000, le chercheur mène des études systématiques de recensement des colonies sauvages dans les forêts environnantes de l’université de Cornell. Un travail de longue haleine crucial puisqu’il a permis de documenter l’abondance des colonies vivant à l’état sauvage et de prélever des échantillons génétiques de ces abeilles en liberté. Relativement épargnées par l’utilisation massive des pesticides, les colonies sauvages de la réserve naturelle font face, à partir des années 90, à un autre fléau de taille : Varroa destructor. Ce parasite originaire d’Asie du Sud-Est s’attaque aux abeilles, à leurs larves et aux nymphes et va décimer les colonies du monde entier, désarmées face à cet ennemi contre lequel seule l’abeille asiatique, Apis cerana, a développé des parades efficaces. « Entre 1995 et 2005, environ 90 % des abeilles sauvages ont disparu. Donc aujourd’hui, nos abeilles sauvages sont les descendantes de ces survivantes au varroa », explique Seeley.
Mené durant plus de 30 ans, son travail de prélèvement permet de constater que la diversité génétique des abeilles sauvages est sans comparaison avec celle des abeilles domestiques, et aide à retracer l’incroyable adaptation génétique opérée par les survivantes : les abeilles sauvages sont devenues plus petites et ont développé de nouveaux comportements permettant de détruire l’acarien et d’interférer dans sa reproduction à l’intérieur du nid. Une acclimatation au long cours que les abeilles domestiques, soumises à des traitements chimiques de synthèse pour résister au varroa, n’ont pas eu le loisir de faire, ce qui les laisse aujourd’hui inadaptées génétiquement face à l’acarien.
Un mode de vie proche de la nature
Ses recherches sur le varroa ouvrent de nouvelles perspectives au chercheur. Il constate que le « mode de vie » des abeilles sauvages est très différent de celui des abeilles domestiques : déplacements fréquents de ruches, environnement pollué aux pesticides, ruchers toujours plus grands, proies de choix pour les parasites… Ces conditions de plus en plus dures engendrées par les pratiques apicoles ont longtemps semblé normales aux apiculteurs, « et à moi aussi », reconnaît le chercheur. « Mais comparées à la vie des abeilles sauvages, elles apparaissent contre-nature », poursuit-il.
Pour Thomas Seeley, l’idée de proposer à l’apiculture des pratiques plus proches de la vie naturelle des abeilles fait son chemin. Lors d’une conférence en novembre 2017 intitulée « Bee Audacious », le biologiste élabore la première mouture de ses principes pour une approche évolutive de l’apiculture, l’apiculture darwinienneVoir son article traduit par POLLINIS.L’apiculture darwinienne selon Thomas Seeley : vers une approche évolutive de l’apiculture. « Je les avais baptisés les principes pour une apiculture “en petite ruche”, parce qu’une des différences fondamentales que l’apiculture impose aux abeilles est de les loger dans des habitats beaucoup plus grands que dans la nature, pour qu’elles puissent stocker davantage de miel », explique-t-il. Et cet agrandissement des ruches a déroulé le tapis rouge au varroa. « Avec ces grandes ruches, vous lui donnez tout l’espace et toute la nourriture dont il a besoin pour se développer », détaille Thomas Seeley. Et l’essaimage, qui permet une césure salvatrice dans l’élevage de la colonie et demeure le meilleur – et parfois le dernier – rempart contre le varroa qui se développe dans le couvain, est empêché par la taille excessive des ruches.
« Ces principes visent simplement à montrer la logique de la nature, de la sélection naturelle. Car lorsqu’on force un animal à vivre dans un mode de vie contre-nature, les traits qu’il a développés au cours de son histoire génétique deviennent ineffectifs », rappelle Seeley. Mais le chercheur ne se fait pas d’illusion sur la compatibilité de l’apiculture darwinienne avec les objectifs de rentabilité inhérents à l’apiculture intensive. Il espère plutôt ramener les apiculteurs amateurs vers cette approche plus naturelle. Donner le goût des longues heures passées à guetter, immobile, les activités des colonies d’abeilles mellifères… « J’espère écrire un dernier livre sur ces principes, et faire comprendre aux amoureux des abeilles qu’ils n’ont pas obligatoirement à être des apiculteurs, mais qu’ils peuvent aussi être des observateurs, prélever un peu de miel et tirer leur plaisir de l’observation », résume-t-il.
Mystérieux essaims
Dans les années 2000, Thomas Seeley fait l’une de ses plus grandes découvertes : il perce le mystère de l’envol des essaims vers leur nouveau nid. Lorsque la décision est prise de décoller vers un nouveau nid, l’essaim augmente sa température : chaque abeille réveille les muscles de ses ailes pour pouvoir voler. Et les éclaireuses, qui ont été envoyées en repérage, s’engouffrent au cœur de l’essaim et lancent un signal sonore spécifique, le « piping » ou pépiement, que Thomas Seeley a tant écouté lors de ses observations qu’il peut le reproduire.
Ce signal donne l’information à l’ensemble de l’essaim qu’il est temps de décoller, et en quelques minutes, les abeilles s’envolent. « Les apiculteurs ont toujours entendu ce son particulier mais personne ne savait ce qu’il signifiait, ni qui le produisait », raconte le scientifique, qui poursuit avec émotion : « Quand on y pense, ce son, les abeilles le produisent et l’utilisent depuis des millions d’années. C’est une grande satisfaction d’être le premier être humain à en avoir percé le mystère. »
Les essaims conservent toutefois bien d’autres secrets. Chaque colonie décide par exemple collectivement de mettre en branle la production de larves royales, signal qu’un futur essaim se prépare. Cette prise de décision se déroule dans l’intimité de la ruche ou du nid, au niveau collectif et non individuel. « Comment une colonie décide-t-elle de commencer à produire des larves de reines ? La question reste entière, indique Thomas Seeley. On sait que de nombreux facteurs doivent être au rendez-vous, comme la bonne saison ou la bonne santé de la colonie, des réserves de miel suffisantes, mais le déroulement de la prise de décision nous est toujours inconnu ». Le chercheur soupçonne cette fois que le message indiquant aux nourrices qu’il est temps d’élever des larves royales est chimique, et non sonore, ce qui le rend d’autant plus difficile à décoder. « Mais je suis sûr qu’il est possible de percer ce mystère », assure-t-il.
À 70 ans, Thomas Seeley rêve encore d’un grand voyage à la découverte de la vie des abeilles dans la république de Bachkirie, coincée entre la Volga et l’Oural dans l’est de la Russie. Dans ce territoire riche en forêts, l’apiculture traditionnelle est encore vivante, pratiquée dans les arbres depuis des siècles. À l’automne, les apiculteurs ne prélèvent qu’un tiers du miel produit par les colonies sauvages, nichées dans des cavités creusées par leurs soins dans les troncs des pins et chênes de la région. Un miel réputé comme l’un des meilleurs du monde. Des liens entre les abeilles et les hommes comme ceux dont rêve Thomas Seeley.