fbpx

Pesticides

Le professeur de biologie Dave Goulson se penche sur les manœuvres de l’agrochimie

Le grand spécialiste des bourdons raconte à POLLINIS comment les pesticides tueurs d’abeilles se retrouvent toujours sur le marché : processus d’homologation obsolète, chercheurs indépendants décrédibilisés, conflits d’intérêts, instillation du doute... Plongée dans un monde où prospèrent encore les richissimes lobbys de l’agrochimie.

Date : 10 mai 2020

Professeur de biologie à l’université de Sussex, Dave Goulson est l’auteur de plus de deux cents publications scientifiques sur les abeilles, les bourdons, les papillons et autres insectes. Dans son dernier article, « Les pesticides, l’irresponsabilité des entreprises et le destin de notre planète », paru en anglais en avril 2020, l’entomologiste fait un pas de côtéD. Goulson, avril 2020. Pesticides, Corporate Irresponsibility, and the Fate of Our Planet.One Earth by Cell Press. Il se penche sur les manœuvres troubles déployées par l’agrochimie pour maintenir ses pesticides sur le marché. Prenant pour exemple les cas du glyphosate, des néonicotinoïdes et du paraquat, il détaille la guerre de propagande, la manipulation des preuves et le lobbying acharné auxquels se livre l’industrie, tandis que les chercheurs indépendants peinent à se faire entendre. POLLINIS a interviewé ce grand spécialiste des bourdons, qui se désole de voir disparaître la biodiversité.

Dave Goulson

Dans son dernier article le Professeur de biologie à l’université de Sussex, Dave Goulson, grand spécialiste des bourdons, se penche sur les manœuvres troubles déployées par l’agrochimie pour maintenir ses pesticides sur le marché.
© D. Haltia

Vous expliquez dans votre article que les pesticides qui ont succédé au DDT sont passés par un processus d’approbation plus strict mais que beaucoup se sont révélés nocifs pour l’environnement ou la santé. Quelles failles dans le processus permettent encore que de tels produits se retrouvent sur le marché ?

Dave Goulson : La plupart des études requises dans le processus d’homologation sont réalisées par les entreprises qui fabriquent ces pesticides, ce qui est complètement fou. Il est absolument insensé que les entreprises aient le droit de tester la toxicité de leurs propres produits, et que l’on attende d’elles qu’elles le fassent de manière impartiale. Ces études sont examinées par l’organisme de réglementation, mais beaucoup ne sont jamais rendues publiques et les scientifiques indépendants n’y ont pas accès. Ce système est loin d’être idéal : il est très secret et opaque.

Par ailleurs, quand bien même ce processus serait plus transparent, les tests obligatoires ne sont eux-mêmes pas adéquats. En ce qui concerne les abeilles, la partie que je connais le mieux, les tests ne sont faits que sur une seule espèce – l’abeille à miel – alors qu’il existe 20 000 espèces d’abeilles et un grand nombre d’autres pollinisateurs très importants. On suppose simplement que l’abeille à miel est représentative de toutes ces espèces, ce qui n’est pas le cas.

Pire encore, comme le processus réglementaire ne s’intéresse qu’à la toxicité aiguë à court terme, on va regarder uniquement si l’abeille testée meurt dans les 24 ou 48 heures suivant l’exposition au produit chimique. On ne tient pas compte de sa santé, ni des effets sublétaux (effets néfastes qui conduisent à la mort de l’abeille sur le long terme) : l’abeille peut ne plus être capable de voler, de s’orienter ou être devenue stérile mais, tant qu’elle est encore en vie, elle passe le test.

Je cite en exemple dans mon article le cas des néonicotinoïdes. Ces insecticides ont de puissants effets sublétaux, bien plus que ce que l’on imaginait : suppression du système immunitaire des abeilles, réduction de leurs capacités d’orientation, de reproduction, etc. Et rien de tout cela n’avait été détecté par le processus réglementaire qui les a autorisés dans les années 90. L’évaluation avait aussi conclu que les néonicotinoïdes ne persistaient pas dans l’environnement… C’est très étrange, car nous savons qu’ils persistent pendant des années, et finissent par contaminer les rivières, les fleurs sauvages, etc.

Or ce processus d’homologation n’a pas évolué depuis, c’est toujours le même qui est en vigueur actuellement…

Pourtant, après le scandale des néonicotinoïdes, l’EFSA, l’autorité sanitaire européenne, avait publié de nouveaux protocoles de tests pour les abeilles. Pourquoi ces « tests abeilles » ne sont-ils pas mis en œuvre ?

D. G. : L’EFSA avait réuni de nombreux scientifiques indépendants, et produit un protocole élaboré qui comprenait l’examen d’espèces autres que l’abeille à miel, l’examen des effets sublétaux, etc. C’était une belle avancée. Le protocole a été publié en 2013, ce qui fait 7 ans maintenant. Ce document a été bloqué par l’industrie agrochimique parce que ces nouveaux tests lui coûteraient plus cher et qu’ils rendraient plus difficile l’approbation des pesticides qu’elle essaie de placer sur le marché. Pour entrer en vigueur, ce nouveau protocole doit être voté par les gouvernements des États membresLe vote s’effectue au sein du Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l’alimentation animale (SCoPAFF) qui réunit les représentants des États Membres.. Ce sont donc des politiciens qui doivent l’approuver, et les politiciens sont réceptifs au lobbying…

Sans ces nouveaux tests, on peut donc craindre que d’autres pesticides, aussi toxiques pour les insectes que les néonicotinoïdes, aient pu accéder au marché ou soient en passe d’être commercialisés ?

D. G. : Oui. D’ailleurs il existe un certain nombre de nouveaux produits chimiques qui ressemblent vraiment aux néonicotinoïdes, comme le sulfoxaflor, le cyantraniliprole, le flupyradifurone. Les fabricants leur ont trouvé des nouveaux noms parce que les néonicotinoïdes ont maintenant mauvaise réputation. Mais leur mode d’action est identique et ce sont aussi des pesticides systémiquesCes pesticides circulent dans toute la plante au fur et à mesure de sa croissance. On les retrouve donc dans les feuilles, le pollen et le nectar que butinent les abeilles.. Ils ont l’air tout aussi nocifs que les néonicotinoïdes… Le temps nous le dira.

C’est un processus sans fin : des scientifiques indépendants vont maintenant commencer à étudier ces nouvelles substances, et peut-être qu’elles seront finalement interdites dans 20 ou 30 ans, comme les néonicotinoïdes ; mais après 20 ou 30 ans de dommages infligés à l’environnement ! Et il ne fait aucun doute qu’ensuite d’autres produits chimiques leur succèderont. C’est un cycle infernal : de nouveaux produits arrivent sur le marché, l’industrie gagne beaucoup d’argent, et quand ils sont finalement interdits, l’industrie a déjà mis au point une autre molécule.

Comment expliquer le décalage sidérant entre la recherche indépendante, qui a démontré les effets toxiques des néonicotinoïdes sur les abeilles, et les études commandées par l’industrie qui ont conclu qu’ils ne présentaient aucun risque ?

D. G. : Dans les dix dernières années, 8 ou 9 articles ont été publiés par les scientifiques de Bayer et de Syngenta qui tous ont invariablement conclu que leurs pesticides étaient parfaitement inoffensifs pour les abeilles. Sur les centaines d’articles publiés durant la même période par des scientifiques indépendants, presque tous concluaient qu’ils étaient dangereux pour les abeilles. Cela veut dire qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond…

J’ai pourtant du mal à croire que les scientifiques de l’industrie ne font qu’inventer des données. Cela semble peu probable. Comment quelqu’un pourrait-il faire une chose pareille ? En revanche, il est bien connu dans le milieu de la recherche qu’il existe de nombreux biais subconscients qui influent sur les résultats : les choix dans la façon dont on va mener une expérience, analyser les données… Tout cela peut être sujet à une manipulation inconsciente. Les gens ont tendance à trouver ce qu’ils sont censés trouver ; c’est bien connu dans tous les domaines de la science.

Il est donc absurde, et fondamentalement inacceptable, de faire faire des recherches à des personnes qui ont un intérêt financier à trouver une certaine réponse. Je suis d’ailleurs surpris de voir que les revues publient de tels travaux alors qu’il existe clairement un conflit d’intérêts. Le travail de recherche doit être effectué par des scientifiques indépendants.

Pourquoi les études indépendantes ne sont-elles pas davantage prises en compte ?

D. G. : Une fois qu’un produit chimique a été jugé sûr par le processus d’homologation, il est considéré comme tel. Et le régulateur ne tiendra pas compte d’autres données jusqu’à sa réévaluation, qui a lieu tous les dix ans. Si entre-temps de nombreuses études indépendantes ont conclu qu’il était nocif, elles peuvent éventuellement être examinées par l’autorité sanitaire à ce moment-là.

Il y a d’autres problématiques. Il existe par exemple un très grand nombre de pesticides et peu de chercheurs spécialisés dans ce domaine. Les néonicotinoïdes ont fini par être signalés parce qu’ils posaient clairement problème, un faisceau croissant de preuves indiquaient qu’ils étaient nocifs pour l’environnement. Ils sont donc devenus un sujet brûlant. Les chercheurs indépendants ont commencé à les étudier. Mais il existe des centaines d’autres pesticides qu’aucun scientifique indépendant n’a étudiés.

Et quand bien même des scientifiques indépendants décideraient de s’intéresser à un produit chimique en particulier, ils doivent d’abord obtenir une subvention pour financer leurs études, ils doivent ensuite mener leurs recherches, et puis les faire publier. Tout ce processus peut prendre de nombreuses années… C’est donc terriblement lent, et pendant tout ce temps, l’environnement est dégradé.

Sachant qu’ensuite, lorsque les scientifiques indépendants ont enfin publié leurs travaux, il n’existe aucun mécanisme clair permettant aux régulateurs d’agir. Dans le cas des néonicotinoïdes, il y a eu à la fois toutes ces nouvelles preuves de leur toxicité et des groupes environnementaux qui ont mené des campagnes pour forcer les gouvernements et l’Union européenne à écouter.

Et finalement, l’Union européenne a demandé à l’EFSA de les réévaluer. C’est alors que cette agence a conclu qu’ils présentaient un risque inacceptable pour les abeilles. Mais des décennies de travail ont été nécessaires pour arriver à ce résultat, ce qui est plutôt désespérant.

Nous ne pouvons pas avoir un système qui fonctionne ainsi, c’est de la folie. C’est totalement inefficace si l’on veut prévenir les dommages environnementaux. Tous ces tests de toxicité auraient dû être effectués avant que le produit chimique ne soit autorisé.

Quelles sont les tactiques et les stratégies de l’industrie pour saper les preuves que leurs produits sont nocifs ?

D. G. : Elles emploient exactement les mêmes stratégies que l’industrie du tabac tout au long du XXe siècle. Elles tentent de faire douter de la recherche indépendante. Elles la critiquent publiquement, tentent de saper la crédibilité des scientifiques qui publient. Il existe un certain nombre de blogueurs qui s’attaquent à toute personne critiquant les pesticides.

Les firmes mènent aussi leurs propres études et publient des articles. Puis elles dépensent beaucoup en lobbying pour les exposer aux médias et aux politiciens : « Regardez ! Nous avons fait une grande étude qui montre que ces produits chimiques ne nuisent pas à l’environnement, aux abeilles et à la santé ». Elles essaient de donner l’impression qu’il y a une controverse, que certaines preuves vont dans une direction, et d’autres dans le sens opposé…

Il y a d’autres exemples où l’industrie des pesticides a payé des scientifiques apparemment indépendants, dont les études concluent inévitablement que les pesticides sont bénins, inoffensifs. Dans l’affaire du glyphosate, des enquêtes ont révélé que certains des chercheurs avaient été payés par Monsanto et qu’ils n’avaient pas déclaré de conflit d’intérêts aux journaux qui les ont publiés. C’est vraiment un monde extrêmement trouble, sordide, et déplaisant, malheureusement.

Les stratégies pour influencer l’opinion peuvent aussi prendre d’autres formes. Il peut s’agir de manipuler les recherches sur Google : lorsqu’une personne tape « néonicotinoïde et abeille », les firmes s’assurent que ce soient leurs publications qui apparaissent en premier. C’est très insidieux. Si vous êtes une personne lambda, ou un politicien qui essaie de prendre une décision, il est difficile de repérer la vérité au milieu de toutes ces informations contradictoires.

Et c’est exactement ce que veut l’industrie, elle veut faire croire qu’il y a une grande confusion, qu’il n’y a pas de clarté, qu’il n’y a pas de preuves claires que les pesticides sont nocifs. En l’absence d’un consensus scientifique évident, le plus simple pour les autorités est de ne rien faire, de laisser la situation perdurer, de ne pas interdire les cigarettes, de ne pas interdire les néonicotinoïdes.

Avez-vous été vous-même attaqué ?

D. G. : Oui… par The Genetic Literacy Project. C’est un exemple classique de ce type d’organisation qui fait de son mieux pour discréditer les scientifiques indépendants lorsque leurs recherches montrent que les pesticides sont nocifs pour l’environnement. Elle est basée en Californie mais s’attaque à des personnes dans le monde entier.

Comment avez-vous réagi ?

D. G. : J’ai envisagé de les poursuivre, j’en ai discuté avec les avocats de l’université. Mais ils m’ont répondu qu’il était extrêmement difficile d’engager une action en justice à caractère international. Cela coûterait énormément d’argent et l’université ne pouvait pas se le permettre. De toute façon, qu’aurais-je obtenu au bout du compte ?

Vous dénoncez dans votre article une « culture d’irresponsabilité » des entreprises depuis l’époque du DDT. Qu’est-ce qui permet à l’agrochimie d’agir ainsi sans garde-fous ?

D. G. : Ces grandes entreprises sont très riches, c’est pour ça qu’elles agissent en toute impunité. Elles ont plus d’argent que certains pays. Bayer, Syngenta et d’autres grands acteurs de l’industrie agrochimique ont des milliards d’euros à dépenser… En un an seulement, Monsanto a dépensé 17 millions de dollars pour faire du lobbying sur le glyphosate, un budget probablement plus important que celui de tous les scientifiques indépendants qui font des recherches sur ce produit. L’argent achète le pouvoir, malheureusement c’est le monde dans lequel nous vivons.

L’industrie agrochimique proclame que les pesticides de synthèse sont vitaux pour le secteur agricole, que sans ces produits, il y aurait pénuries alimentaires et famines. Quel est votre avis ?

D. G. : Il ne fait aucun doute que l’arrivée des pesticides et des engrais au XXe siècle a été accompagnée d’une forte augmentation des rendements des cultures. Et avec l’augmentation de la population humaine, il peut sembler crédible de dire que nous ne pourrions pas nourrir tout le monde si nous n’avions pas ces produits chimiques. Mais il y a un bon contre-argument à cela. L’agriculture biologique, qui n’utilise quasiment aucun pesticide, produit environ 80 % du rendement de l’agriculture conventionnelle. Si l’agriculture devenait entièrement biologique, nous aurions en théorie besoin de plus de terres agricoles pour nourrir tout le monde, pour compenser ces 20 %.

Sauf que le système agricole actuel est incroyablement inefficace. Nous produisons trois fois plus de calories que nécessaire pour nourrir l’ensemble de l’humanité, mais environ le tiers de toute la nourriture produite est gaspillée, personne ne la mange. Et près d’un autre tiers est donné au bétail. Environ 70 % des terres agricoles dans le monde sont consacrées à l’élevage, qu’il s’agisse de pâturages ou de cultures qui servent à nourrir les vaches, les porcs, etc. Je m’éloigne un peu des pesticides, mais tout cela fait partie de la même histoire. Nous pourrions aisément nourrir tout le monde s’il y avait moins de gaspillage, si l’on ne mangeait pas autant de viande… Ce serait difficile à faire, mais nous pourrions supprimer tous les pesticides et tous les problèmes qui y sont associés, si nous le voulions. Il faudrait sensibiliser les gens encore plus, mais c’est possible.

La conclusion de votre article est assez sombre. Alors que nous sommes dans l’urgence de défis environnementaux, avec la nécessité de mettre en place une agriculture durable, vous dites qu’il y a peu d’espoir que l’industrie s’auto-réglemente. Quelles solutions reste-t-il ?

D. G. : Il est difficile d’être optimiste quand on regarde l’environnement en général, les pesticides, le changement climatique, l’effondrement de la biodiversité, le défrichage des forêts tropicales… Et les entreprises qui font tout ce qu’elles veulent dans le monde entier. C’est déprimant et effrayant. Je pense que la prochaine génération va vivre dans un monde beaucoup plus dur, plus triste, où il y aura beaucoup moins d’insectes, beaucoup moins d’animaux sauvages, où il sera plus difficile de se procurer de la nourriture et où les gens seront confrontés à toutes sortes de difficultés.

Je ne sais pas comment nous allons nous y prendre, mais il y a théoriquement un certain nombre de façons de s’attaquer à ces problèmes. Si suffisamment de personnes étaient sensibilisées, ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui, je pense que nous pourrions atteindre un point de bascule. Si les électeurs ne votaient que pour les politiciens qui ont une politique environnementale forte ou si tout le monde se mettait à acheter des aliments biologiques, il n’y aurait plus de pesticides, c’est aussi simple que cela.

Il est donc possible de changer les choses, mais il faut que la plupart d’entre nous le fassent, pas seulement quelques-uns. Les politiciens pourraient aussi légiférer, fixer des objectifs pour l’agriculture biologique, taxer ou interdire les pesticides, pour prendre une mesure extrême. Il est clair que c’est en leur pouvoir, mais je suppose qu’ils ne le feront que si les électeurs le souhaitent.