fbpx

Protéger les abeilles

L’épopée d’Apis mellifera : des lignées et routes de migration encore incertaines

Partie d’Afrique ou du Moyen-Orient ? Arrivée en Europe par les terres, par le détroit du Bosphore ou encore de Gibraltar ? Quelles voies ont emprunté les abeilles pour étendre leur territoire ? Comment et quand les différentes lignées sont-elles apparues ? Malgré les progrès des connaissances apportés par la génétique, le sujet fait encore débat.

CATÉGORIES :
Date : 17 janvier 2020
abeille-noire-sarasin

L’analyse du génome d’Apis mellifera, l’abeille à miel, permet de retracer son histoire et l’évolution de ses différentes lignées. Les chercheurs utilisent des marqueurs dans l’ADN pour situer les degrés de parenté, dater les divergences de lignées et retrouver les origines géographiques.

Les estimations basées sur les études phylogénétiquesLa phylogénie désigne les liens de parenté unissant les êtres vivants. Voir notre article :Aux origines d'Apis mellifera suggèrent que la scission entre Apis mellifera et Apis cerana (la seule autre espèce d’abeille nichant dans des cavités) s’est produite il y a entre 6 et 9 millions d’années. Apis mellifera se serait ensuite propagée vers l’ouest pour coloniser des régions d’Asie, d’Europe et d’Afrique.

Quatre principales lignées génétiques ont ensuite divergé. Cette divergence se serait produite il y a environ 0,7 à 1,3 million d’années. Les relations génétiques et morphologiques entre les sous-espèces existantes renseignent sur leur ancêtre commun et les zones géographiques qu’il occupait.

Quatre, cinq, six lignées ?

Dans les années 1980, Friedrich Ruttner identifie quatre lignées d’Apis mellifera sur une base morphométrique. Les analyses génétiques viennent confirmer l’existence de ces quatre lignées comprenant au moins 29 sous-espèces d’Apis mellifera :

  • la lignée A, qui comprend les sous-espèces du continent africain ;
  • la lignée M, qui comprend les sous-espèces d’Europe occidentale et septentrionale ;
  • la lignée C, qui comprend les sous-espèces d’Europe orientale ;
  • la lignée O, qui comprend des espèces turques et du Moyen-OrientHan et al., 2012. From where did the Western honeybee (Apis mellifera) originate?
    Ecology and Evolution.
    .

Cependant, certaines études ne font pas la distinction entre les groupes C et O. Et, par ailleurs, l’existence d’une autre lignée (Y) en Afrique du Nord-Est a été proposée, ainsi qu’une autre encore en SyrieAlburaki et al., 2013. A fifth major genetic group among honeybees revealed in Syria. BMC Genetics..

Et d’où vient Apis mellifera ? Par où a-t-elle migré vers l’Europe ? Plusieurs hypothèses ont été avancées sur ces questions :

Hypothèse 1 :

migration-apis-mellifera-1
Apis mellifera serait apparue au Moyen-Orient et/ou en Afrique du Nord-Est et aurait ensuite colonisé l’Europe par deux voies, l’une orientale, par les terres et l’autre occidentale, impliquant une traversée de la Méditerranée vers la péninsule ibérique. Cette hypothèse a été émise pour la première fois par Ruttner en 1978 sur la base d’analyses morphométriques. Elle suggère une continuité entre les lignées A (Afrique), M (Europe occidentale et septentrionale) et une forme ancestrale proche de A (A. mellifera syriaca du Liban, d’Israël et de Jordanie).

Hypothèse 2 :

migration-apis-mellifera-2
Apis mellifera pourrait avoir une origine plus moyenne-orientale et une expansion sans traversée du détroit de Gibraltar. Cette idée a été suggérée sur la base d’analyses génétiques par Lionel Garnery, en 1992.                                                                                            ©2012 Published by Blackwell Publishing Ltd.

Hypothèse 3 :

migration-apis-mellifera-3
Une origine africaine avait été retenue par E. O. Wilson, en 1971, en partant du principe que la capacité d’Apis mellifera à former un amas hivernal représentait une adaptation aux climats tempérés. Apis mellifera n’étant pas présente en Asie tropicale, une origine africaine était plus probable. Wilson a proposé une expansion depuis l’Afrique via une route orientale et une route occidentale.

 

Les études se succèdent, le mystère demeure

Avec le séquençage complet du génome en 2006, de nouvelles études ont tenté d’élucider cette énigme en utilisant des outils de génomique des populations. L’analyse de l’ADN n’est toutefois pas une méthode infaillible : elle dépend de la taille des échantillons, des individus étudiés… D’où l’existence de résultats parfois contradictoires. Les relations entre les lignées et les trajectoires évolutives ayant conduit à la diversification des populations dans différentes zones géographiques restent floues.

En particulier, dans la région du Moyen-Orient et du Nord-Est de l’Afrique, qui comprend plusieurs zones de contact entre les lignées A, O, Y et potentiellement d’autres lignées. La proximité géographique de plusieurs populations d’Apis mellifera, pourtant génétiquement différentes, telles que les lignées C et M en Europe et les lignées O et Y au Moyen-Orient apporte une certaine confusion. Une récente analyse des ADN microsatellites d’Apis mellifera collectés en Syrie, au Liban et en Irak complique encore la situation, en raison du placement peu clair de ces individus entre les lignées O et AAlburaki et al. 2013. A fifth major genetic group among honeybees revealed in Syria.BMC Genetics.

L’étude publiée en 2006, de Charles Whitfield, professeur d’entomologie à l’Université de l’Illinois Urbana-Champaign, qui portait sur l’analyse de 341 individus de 14 sous-espèces,  penche en faveur de l’Afrique comme lieu d’origine d’Apis melliferaWhitfield et al. , 2006. Thrice Out of Africa: Ancient and Recent Expansions of the Honey Bee, Apis mellifera.Science . « Toutes les abeilles qui vivent aujourd’hui ont un ancêtre commun en Afrique », estime Charles W. Whitfield.

Les lignages M, C et O seraient l’aboutissement de deux ou trois vagues de migration de populations ancestrales africaines. « Les migrations ont donné naissance à deux populations européennes qui sont géographiquement proches, mais génétiquement très différentes, indique Charles Whitfield. En fait, les deux populations européennes sont plus apparentées aux abeilles mellifères d’Afrique qu’entre elles. »

Pour suivre les mouvements des populations d’abeilles, les chercheurs ont utilisé des variations simples de l’ADN appelées marqueurs génétiques SNP (Single Nucleotide Polymorphism) et ont comparé 1 136 marqueurs. « Un marqueur SNP peut vous dire beaucoup sur quelle abeille est liée à quelle abeille, et d’où vient une abeille en particulier », explique Whitfield.Sciencedaily.com, 2006.Out Of Africa: Scientists Uncover History Of Honey Bee.

Le chercheur Fan Han et ses collègues de l’Université d’Uppsala en Suède, entreprennent de réanalyser ces données en 2012.  Leur but est de comprendre comment et quand les adaptations ont eu lieu : « La réponse à ces questions est importante pour notre compréhension de la biologie des abeilles et pourrait avoir des implications pour leur conservation ». Leur étude n’a cependant pas trouvé de base solide pour une hypothèse en particulier, mais a suggéré une origine proche de la région où se trouvent des espèces sœurs asiatiques Han et al. , 2012. From where did the Western honeybee (Apis mellifera) originate ? Ecology and Evolution.

Selon une nouvelle étude d’Andreas Wallberg, Fan Han et leur équipe, toujours à Uppsala, en 2014, « l’analyse génétique de l’abeille domestique suggère qu’elle n’est pas originaire d’Afrique, comme on le pensait. Elle semble issue d’une ancienne espèce d’abeille cavicole arrivée d’Asie voici quelque 300 000 ans et qui se serait rapidement propagée en Europe et en AfriqueWallberg et al., 2014. A worldwide survey of genome sequence variation provides insight into the evolutionary history of the honeybee Apis mellifera. Nature Genetics. ». Leur étude permettrait aussi de fournir « un cadre pour de futures recherches sur les réponses aux agents pathogènes et aux changements climatiques chez les abeilles mellifères ».

Cependant, aucune de ces études n’a inclus d’échantillons d’individus de la totalité des lignées d’Apis mellifera. En particulier, des échantillons géographiquement intermédiaires d’Apis mellifera et de son espèce sœur Apis cerana sont sans doute nécessaires pour déduire correctement l’histoire démographique et évolutive de cette espèce.

Une origine géographique peut-être élucidée

ADN
L’analyse du génome de l’abeille n’a pas encore permis de percer tous ses secrets ©DR

En 2017, Julie M. Cridland chercheuse postdoctorante de l’université de Berkeley, Santiago Ramirez, professeur adjoint d’évolution et d’écologie à l’Université Davis, et Neil Tsutsui, professeur de science, de politique et de gestion de l’environnement, tentent à leur tour de démêler l’histoire complexe d’Apis mellifera.

Cette recherche a pour but de mieux comprendre les abeilles de Californie, des insectes vitaux pour les principales productions agricoles de l’État. Les chercheurs se sont donc penchés sur l’histoire évolutive des abeilles mellifères dans leur aire de répartition d’origine. « On ne peut pas comprendre les relations entre les populations d’abeilles en Californie sans comprendre les populations dont elles sont issues », explique  Julie CridlandSciencedaily.com, 2017.Honey bee genetics sheds light on bee origins.

L’étude de Berkeley est la plus complète en termes de donnéesCridland et al., 2017. The Complex Demographic History and Evolutionary Origin of the Western Honey Bee, Apis Mellifera.
Genome Biology and Evolution.
, combinant « deux grandes bases de données existantes pour fournir l’échantillonnage le plus complet à ce jour des abeilles mellifères en Afrique, au Moyen-Orient et en Europe ». Elle utilise les données du génome entier disponibles, ainsi que des génomes nouvellement séquencés, avec des individus de cinq des principales lignées d’A. mellifera (A, C, M, O et Y) et couvre une vaste étendue géographique, notamment en Afrique, en Europe et au Moyen-Orient.

Cette étude n’identifie pas l’origine précise d’Apis mellifera, mais elle résout certaines des contradictions apparentes dans la littérature sur les relations entre les lignées principales : « Dans certains cas, des lignées divergentes qui se trouvent être proches géographiquement les unes des autres se sont à nouveau mélangées. Des études antérieures, plus limitées, ont échantillonné ces populations mélangées secondairement, ce qui a donné des résultats confus. »

L’étude suggère qu’une origine au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord-Est est la plus probable, avec une population ancestrale très proche des lignées modernes A et Y. Les migrations ultérieures de l’Afrique vers d’autres parties du Moyen-Orient et de l’Europe auraient donné naissance aux autres lignées majeures pour produire des régions de mélange au Moyen-Orient où ces populations divergentes auraient établi des contacts secondaires.

Les mystérieux périples d’Apis mellifera sur la surface du globe ne sont donc toujours pas totalement éclaircis. Retracer ses routes de migration permettrait de mieux comprendre son histoire évolutive, la chronologie de ses adaptations aux conditions locales et au climat, ainsi que ses réponses aux pressions environnementales.

Mais ces recherches ont aussi pour objectif la sélection génétique pour servir le secteur agricole, et permettre « l’élevage d’abeilles résistantes aux maladies ou aux pesticides », comme l’indique un article sur les recherches de l’université de BerkeleyScienceDaily, 2017.Honey bee genetics sheds light on bee origins. « La Californie dépend des abeilles domestiques pour les services de pollinisation (principalement des cultures d’amandiers N.D.L.R. ), déclare le chercheur Santiago Ramirez. Il est essentiel de comprendre la quantité et la distribution de la variation génétique des populations d’abeilles domestiques en Californie pour comprendre leur état actuel et assurer leur avenir en tant qu’espèce domestique à des fins agricoles »UCDAVIS, 2018.How Population Genetics Can Help Breed a Hardier Honey Bee, .

Connaître l’évolution de ces animaux sauvages durant des millénaires afin d’assurer à leurs descendantes domestiques un avenir d’esclaves dans les monocultures abreuvées de pesticides ? Peut-être pas le meilleur argument pour tenter de lever le voile sur le fascinant mystère des lignées et des routes de migration des abeilles à miel.