Pesticides
Tribune : Pesticides et pollinisateurs, une tragédie européenne en trois actes
Dans une tribune publiée par Libération, Nicolas Laarman, délégué général de POLLINIS, demande que la France prenne ses responsabilités et montre l’exemple en se dotant d’un système d’évaluation capable de retirer les pesticides toxiques qui saturent l’environnement et précipitent l’extinction des pollinisateurs sur son territoire.
C’est une tragédie en trois actes qui se joue depuis huit ans. Son titre : «Les pollinisateurs se meurent», les failles du système d’évaluation des pesticides demeurent. L’intrigue se déroule essentiellement à huis clos. Sans public et sous le radar de la plupart des médias…
L’acte 1 se joue en 2013, lorsque l’Autorité sanitaire européenne (EFSA) publie de nouveaux tests et protocoles pour évaluer la toxicité des pesticides sur les abeilles. Les tests d’évaluation en vigueur ne sont plus conformes au règlement sur l’homologation des pesticides et sont considérés par les scientifiques comme obsolètes et lacunaires. D’ailleurs, ils ont laissé passer sur le marché une nouvelle famille de pesticides hautement toxiques pour la biodiversité, les néonicotinoïdes, dont les ravages apparaissent au grand jour au début des années 2000.
Les anciens tests se contentent de vérifier si les abeilles exposées aux pesticides ne meurent pas à court terme (toxicité aiguë). Ils ne prennent pas systématiquement en compte les effets d’un produit à long terme (toxicité chronique), ni ses nombreux effets «sublétaux», c’est-à-dire les dégâts qui ne tuent pas directement les pollinisateurs mais provoquent leur mort en différé : cerveau des abeilles endommagé et désorientation, malformations des larves, troubles de la reproduction, baisse de l’immunité etc. Les impacts des pesticides sur les abeilles solitaires et les bourdons, parfois plus vulnérables encore que les abeilles domestiques, sont également ignorés.
Les nouveaux «tests abeilles» de 2013, qui ajoutent cette fois tout un éventail d’effets toxiques insidieux, et incluent des pollinisateurs sauvages, sont donc une belle avancée scientifique et offrent à l’Europe un outil capable d’inverser les courbes de l’effondrement en cours des insectes.
Lobbying
L’acte 2 se situe derrière les portes closes d’un obscur comité, le Scopaff (1). Cette instance méconnue est incontournable dans le processus décisionnel européen sur les questions relatives aux pesticides. Pour être appliqués dans l’Union européenne, les tests abeilles doivent être approuvés par ce comité technique qui réunit des représentants de la Commission européenne et des ministères de l’agriculture des États membres. Seulement voilà : l’adoption des tests abeilles a été mise à l’ordre du jour une trentaine de fois entre 2014 et 2019, en vain.
Pourquoi ? Qui a voté contre ? Avec quels arguments ? Mystère. Afin de «protéger le processus décisionnel», la Commission a refusé à POLLINIS l’accès aux comptes rendus de ce comité, et ce malgré une décision de la médiatrice européenne qui préconisait la transparence et invoquait «l’intérêt public supérieur» (le procès de POLLINIS contre la Commission est en cours).
Durant toutes ces années, l’agrochimie a mené un lobbying très actif contre le document de l’EFSA. Les firmes ont invoqué par écrit leur inquiétude de voir retirer du marché de très nombreux pesticides. Et leur problème de business plan l’a emporté sur la science, la biodiversité, et la sécurité alimentaire des citoyens : les insectes pollinisateurs sont indispensables à la reproduction des plantes à fleurs et de 84 % des cultures en Europe.
Manoeuvre des industriels
L’acte 3 de ce scandale se joue actuellement. Face aux révélations de quelques ONG sur ce blocage et la tension croissante sur ce dossier, la Commission européenne a engagé en 2019 une «révision» des protocoles de 2013, comme le voulait l’industrie. L’EFSA avait pourtant fait savoir six mois plus tôt qu’aucune nouvelle donnée scientifique ne justifiait une telle révision. Plus politique que scientifique donc, cette révision permet à l’agrochimie de manœuvrer pour affaiblir le document et maintenir ses produits sur le marché, de très longues années encore.
Alors que la masse des insectes ailés a diminué de près de 80 % en moins de trente ans, les études scientifiques se multiplient, nous alertant sur les conséquences potentiellement catastrophiques d’une extinction des insectes et de la biodiversité – des oiseaux, poissons, batraciens et petits mammifères – qui en dépendent directement. Aucun scientifique n’est capable de situer aujourd’hui le point de non-retour qui transformerait ce déclin en cataclysme irréversible qui compromettrait notre avenir à tous.
Sans consensus au niveau européen, la France, qui a toujours soutenu l’adoption des tests abeilles de 2013, devra donc impérativement prendre ses responsabilités et montrer l’exemple en se dotant d’un système d’évaluation capable de retirer les substances toxiques qui saturent l’environnement et précipitent l’extinction des pollinisateurs sur son territoire. Et puisque dans la dernière version du Plan Pollinisateurs, présentée le 11 juin, le gouvernement affirme vouloir réformer le système d’homologation des pesticides pour protéger ces précieux insectes, il doit passer immédiatement du discours aux actes. Car pendant ce temps, les pollinisateurs et le vivant se meurent.