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Pesticides / Justice pour le vivant

« Le droit est en décalage complet avec les urgences environnementale et climatique »

Alors que les actions en justice pour défendre le climat et l’environnement se multiplient dans le monde, la juriste Chloé Gerbier de l'association Notre Affaire à Tous (NAAT) détaille les intérêts de cet outil juridique pour faire pression sur les gouvernements et renforcer un droit de l'environnement encore peu robuste.

Date : 18 novembre 2021

À l’origine de l’Affaire du siècle, l’action en justice climatique qui a conduit à la condamnation de l’État français, l’association Notre Affaire à Tous (NAAT) fondée en 2015 utilise les outils juridiques pour favoriser l’instauration d’un véritable droit environnemental et de la nature.

Dans cette perspective, NAAT a lancé avec POLLINIS début septembre la première étape d’une action en justice inédite contre l’État français pour son inaction face à l’effondrement de la biodiversité. Dans cette action baptisée Justice pour le Vivant, les deux associations mettent en cause le processus défaillant d’autorisation des pesticides, qui conduit à la mise sur le marché de substances dangereuses pour l’environnement. L’État devra répondre devant le tribunal administratif de Paris de sa responsabilité dans le déclin massif de la biodiversité.

Engagée dans Notre Affaire à Tous, la juriste Chloé Gerbier revient pour POLLINIS sur les étapes de ce recours et sur l’intérêt d’utiliser le droit comme levier pour obtenir des avancées sur l’environnement.

Chloé Gerbier Naat

« Le droit de l’environnement est en construction », explique la juriste Chloé Gerbier de Notre Affaire à Tous © C.G.

Comment le droit de l’environnement évolue-t-il face aux urgences actuelles en matière de réchauffement climatique et d’effondrement de la biodiversité ?

Le droit de l’environnement est en complet décalage avec les urgences climatique et environnementale. C’est une protection qui a plus tendance à baisser qu’à être fortifiée, alors que nous faisons face à une situation d’urgence de plus en plus pressante. Notre droit de l’environnement est aussi en décalage complet avec les nombreuses annonces politiques, qui relèvent cependant davantage d’une forme de greenwashing gouvernemental puisque dans la réalité, les textes de loi sont de moins en moins protecteurs. Nous avons constaté au cours du dernier mandat présidentiel un phénomène de détricotage du droit de l’environnement.

Comment expliquer cette réticence de l’État à tenir ses engagements en faveur de la protection de l’environnement ?

L’État semble prioriser – pour des raisons électoralistes – différents secteurs, comme si l’on devait choisir entre l’emploi et l’environnement. La protection de l’environnement est encore vue comme un secteur au détriment duquel on peut choisir, sans qu’il y ait cette conscience de la nécessité d’en faire la priorité. Nous sommes encore très loin de la logique de dire « pas d’emploi sur une planète morte ». Et de considérer la protection de l’environnement comme la toile de fond de tous les autres secteurs.

Quels sont les leviers juridiques qui peuvent permettre aujourd’hui de renforcer le droit de l’environnement ?

Actuellement, le droit de l’environnement est charpenté par le droit de dérogations. L’énonciation d’une protection est toujours suivie par l’énonciation des moyens et des raisons d’y déroger. Par exemple, l’article L411-1 du code de l’environnement établit que certaines espèces sont protégées, mais l’article suivant (L411-2) explique comment l’on peut perturber ces espèces protégées. Le droit est ainsi autant un outil de protection de l’environnement qu’un outil permettant de l’abîmer.

En utilisant l’outil juridique, notre association essaie de faire valoir l’importance supérieure de la protection de l’environnement sur les autres considérations. Pour reprendre l’exemple de la dérogation sur les espèces protégées, elle peut être obtenue si l’on considère qu’un projet de construction présente un « intérêt public majeur ». Cet intérêt n’est évidemment pas, ou peu, défini au sein des textes de loi. L’idée est donc de changer l’interprétation du juge vis-à-vis de cette notion, grâce au levier de la jurisprudenceLa jurisprudence reflète la façon dont les tribunaux interprètent le droit et les lois. Elle constitue l’une des sources du droit et est une référence pour d’autres jugements.. En remettant la protection de l’environnement au centre des exigences de la définition de l’intérêt public majeur, un projet destructeur pour l’environnement ne pourra à terme plus être juridiquement considéré comme « d’intérêt public majeur ».

En allant protéger l’environnement sur le terrain, en attaquant des projets polluants ou directement l’État sur certaines de ses mesures, la jurisprudence permet donc de lutter de manière plus frontale sans devoir passer par l’outil politique.

L’association Notre Affaire à Tous a lancé en septembre la première étape d’un recours sur la biodiversité avec POLLINIS, qu’est-il attendu de cette action ?

Il s’agit tout d’abord de mettre le sujet du déclin de la biodiversité en haut de l’agenda, et non pas de le traiter comme un « sous sujet » de l’environnement, comme c’est souvent le cas.

Sur le fond, POLLINIS et Notre Affaire à Tous demandent à l’État français une révision complète du processus d’autorisation de mise sur le marché des pesticides. Car aujourd’hui, nous savons que ce processus est une véritable passoire qui permet la mise sur le marché de produits très dangereux pour la biodiversité, de l’aveu même des autorités sanitaires comme l’ANSES, qui souligne dans certains de ses avis l’inefficacité et l’obsolescence de ce processus.

En cas de victoire, le juge enjoindra à l’État de réviser le processus de mise sur le marché, mais que se passera-t-il si l’État ne se plie pas à cette décision ?

Si nous obtenons une injonction pour la révision du processus, le juge pourra fixer une date limite avant laquelle l’État devra s’exécuter. Dans l’Affaire du siècle, où le tribunal administratif de Paris a reconnu une carence fautive de l’État liée au retard pris dans la conduite de sa politique climatiqueLa France s’est fixé comme objectif de réduire de 40 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030., la justice a ordonné au gouvernement de réparer, avant le 31 décembre 2022, le préjudice écologique estimé à 15 millions de tonnes de gaz à effet de serre émises. Si l’État ne s’exécute pas, nous pourrons demander une mise sous astreinte, c’est-à-dire des pénalités financières de retard.

Quand l’État doit payer ces pénalités, à qui cet argent est-il versé ?

L’État doit prendre en charge les pénalités sur son budget. Les associations requérantes ont ensuite la possibilité de proposer un mécanisme de répartition, pour décider à qui va cet argent. Les sommes peuvent par exemple être transférées à des agences de l’État chargées de la protection de l’environnement. Cela a par exemple été le cas dans la condamnation de l’État sur la question de la pollution de l’air, où une grande partie de la somme a été versée à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Ce mécanisme de ventilation permet de réorienter des budgets existants vers les agences qui protègent l’environnement, ce qui évite toute perte d’argent pour le contribuable.

Dans le cas de notre recours sur la biodiversité, il nous reste à déterminer quels sont les acteurs les plus à même de pouvoir réparer le préjudice engendré par le processus défaillant d’autorisation de mise sur le marché des pesticides. Et en ce qui concerne la révision proprement dite du système d’homologation des pesticides, il faut aussi déterminer quelles seraient les agences les plus à même d’établir un processus pertinent.

Lorsque l’État est attaqué en justice, qui est reconnu coupable en cas de condamnation ?

Les fonctionnaires sont « protégés » par leur titre au sein du gouvernement, ils sont dans l’exercice de leurs fonctions. Ce sont des personnes morales qui sont attaquées et non pas des personnes physiques nommément. Les individus ne sont donc pas sanctionnés.

L’État a des objectifs contraignants dans le domaine de l’environnement, pourquoi doit-on saisir la justice pour qu’il les respecte ?

Les objectifs contraignants sont ceux que l’État s’est lui-même fixés, comme par exemple ceux de la Stratégie Nationale Bas-CarboneLa Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC) est la feuille de route de la France pour lutter contre le changement climatique. Elle définit une trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre afin d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050, et fixe des objectifs à court-moyen termes : les budgets carbone. . En réalité, il en existe assez peu, et ils restent souvent très vagues. Ce sont plus des objectifs de politique publique que des objectifs inscrits dans le droit. Il est intéressant de voir comment aujourd’hui, et encore plus après l’Affaire du siècle, il y a une volonté affichée du gouvernement de mettre le moins possible d’objectifs chiffrés, pour éviter que l’on demande à ce qu’ils soient respectés.

Quand ces objectifs chiffrés sont inscrits dans la loi, comme cela est le cas dans la Stratégie Nationale Bas-Carbone, il est de notre devoir d’aller exiger de l’État qu’il les respecte. C’est la société civile qui peut demander des applications concrètes, et ne pas être dupe du discours de façade des gouvernements.

Au-delà du droit de l’environnement, peut-on envisager en France de reconnaître des droits à la nature, et dans ce cas qui pourrait les invoquer devant les tribunaux ?

Aujourd’hui en France nous sommes encore sur un droit anthropocentré L’anthropocentrisme est une conception philosophique qui considère l’humain comme l’entité centrale de l’univers et qui appréhende la réalité à travers la seule perspective humaine., il n’y a pas à proprement parler de droits de la nature. Le code de l’environnement est entièrement tourné vers les activités humaines, et décrit comment ces activités doivent « faire attention » à l’environnement.

Dans d’autres pays, comme en Équateur, en Nouvelle-Zélande, il a été possible de sanctuariser une entité, comme un fleuve. Des gardiens désignés se portent garants de l’entité protégée par des droits, et sont ses avocats. En France, nous sommes encore très loin de cette vision-là. Mais c’est ce que nous cherchons à faire avec le fleuve Tavignanu en Corse, menacé par un projet d’enfouissement de déchets. L’idée est de donner à cette entité le droit de se renouveler, de se perpétuer de manière saine.

Ce que l’on cherche à obtenir dans ce processus, c’est avant tout des chartes, c’est-à-dire du droit assez souple, qui viendrait donner les usages et les conditions au respect d’une entité naturelle.

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