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Pesticides / Justice pour le vivant

« Le droit met en lumière des failles dans la protection de l’environnement »

Après une victoire historique contre l’État pour imposer une réduction drastique de l’usage des pesticides en France, les associations du recours Justice Pour Le Vivant ont fait appel pour obtenir une injonction du juge qui obligerait l’État à réviser la procédure d’évaluation des risques des pesticides pour la biodiversité. Jade Brossollet, juriste au sein du pôle Contentieux stratégique de POLLINIS, détaille les raisons de cet appel.

Date : 23 mai 2024

Le 10 janvier 2022, POLLINIS et quatre autres associations – Notre Affaire à Tous, Biodiversité sous nos pieds, ANPER TOS et l’ASPAS – attaquent en justice l’Etat français pour manquement à ses obligations de protection de la biodiversité. Ce recours, Justice pour le Vivant, débouche fin juin 2023 sur une décision historique : le Tribunal administratif de Paris établit que l’effondrement du vivant causé par les pesticides constitue un préjudice écologique, et reconnaît pour la première fois la responsabilité de l’Etat dans cet effondrement. Le juge enjoint alors l’État à respecter les objectifs de réduction des pesticides des précédents plans Ecophyto, ainsi que ses obligations de protection des eaux souterraines.

Deux éléments viennent toutefois ternir ce tableau. L’État, défendu par l’industrie agrochimique lors de ce procès, a tout d’abord fait appel des injonctions du juge à respecter des engagements qu’il a lui-même pris. Deuxièmement, bien qu’une carence fautive de l’Etat ait été reconnue à ce sujet, les ministères visés n’ont pas été condamnés à combler les failles des procédures d’évaluation des risques et d’autorisation de mise sur le marché des pesticides. Pour arrêter l’extinction en cours du vivant, les associations requérantes ont donc décidé, elles aussi, de faire appel sur ce point précis – et essentiel – du jugement.

Jade Brossollet, juriste au sein du pôle Contentieux stratégique de POLLINIS, a participé à la rédaction du mémoire réunissant l’argumentaire des associations pour cet appel, et offre son éclairage sur cette nouvelle étape du recours Justice pour le Vivant.

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Jade Brossollet, Juriste au sein du pôle Contentieux stratégique à POLLINIS – ©Philippe Besnard

Le 29 juin 2023, le Tribunal administratif de Paris a non seulement admis l’existence d’un préjudice écologique lié aux conséquences des pesticides sur le vivant, mais a également exigé que l’Etat, reconnu responsable de ce préjudice, prenne des mesures pour le réparer. Faire appel d’une telle décision, au premier abord favorable aux associations, peut surprendre. Comment l’expliquer ?

J. B. : C’est en effet une grande victoire. Mais si le juge administratif a reconnu un préjudice écologique et la responsabilité de l’Etat, il n’a pas retenu cette responsabilité concernant les failles dans l’évaluation des risques des pesticides.

L’évaluation des risques est réalisée par des agences sanitaires – l’Anses en France et l’EFSA au niveau européen – et permet de mesurer les risques environnementaux et sanitaires d’une substance active ou d’un produit pesticideUne formulation de pesticide est composée d’une ou plusieurs substances actives associées à des coformulants, adjuvants, phytoprotecteurs et synergistes avant d’autoriser sa mise sur le marché. Ces procédures d’évaluation comportent de nombreuses failles, comme le manque de prise en compte des études scientifiques indépendantes récentes.

Peu d’attention est portée aux effets chroniques ou sublétaux des pesticides (ndlr : qui n’entraînent pas une mort directe) quand bien même des tests pour les évaluer ont été mis au point. Autre angle mort de ces procédures d’évaluation, les effets cocktails : les risques de chaque pesticide sont mesurés séparément, alors que les pollinisateurs et les organismes du sol sont bien souvent confrontés à de multiples substances et produits. 

En première instance, le jugement a reconnu ces failles ainsi que leur lien avec l’effondrement de la biodiversité. Il n’a toutefois pas exigé de révision des procédures d’évaluation des risques : selon le Tribunal administratif, il n’est pas « certain » qu’une évaluation plus complète des risques entraînerait un changement du marché des pesticides. Autrement dit, la révision des tests ne modifierait pas de manière certaine – toujours selon le jugement – la nature ou le nombre de pesticides disponibles à la vente. C’est ce que les associations contestent en appel.

Selon les associations, la révision des modalités d’évaluation des risques aurait donc un impact sur le marché des pesticides. Comment le prouver ?

J. B : On peut prendre l’exemple des néonicotinoïdes. En France, après l’approbation des néonicotinoïdes, des apiculteurs ont perdu de nombreuses colonies et ont observé un fort taux de mortalité dans leurs ruchesBelzunces et Tasei 1997 ; CNEVA Sophia-Antipolis 1997 ; Pham-Delègue et Cluzeau 1998 Coordination des Apiculteurs, 2001 ; Alétru, 2003. Des études complémentaires ont alors été menées sur ces pesticides, en plus de celles faites dans le cadre de l’autorisation de mise sur le marché, notamment sur les effets sublétaux.

Plusieurs études ont par exemple montré l’impact des néonicotinoïdes sur la capacité d’orientation des abeilles à miel, qui n’étaient plus en capacité de rentrer à la ruche et finissaient ainsi par mourir Saisine n°2012-SA-0176, avis de l’ANSES relatif aux co-expositions des abeilles aux facteurs de stress (juin 2015), p. 83-86 et C. Collet, J-C. Sandoz, P. Charnet (dir.), Les abeilles face au risque toxique, CNRS Editions (2022), p. 150. Les butineuses meurent ici d’un effet du pesticide, et ne sont pas tuées directement par le produit : il en va de même pour les effets sur la reproduction des abeilles mellifèresSaisine n°2012-SA-0176, avis de l’ANSES relatif aux co-expositions des abeilles aux facteurs de stress (juin 2015), p. 81-82 ; Assemblée nationale, Rapport d’information sur l’utilisation des produits phytopharmaceutiques, n°852 (2018) p. 75 ; Rapport INRAE/Ifremer (2022), p. 560. L’alerte a été lancée suite à ces études, qui ont été exceptionnellement prises en compte, menant à l’interdiction des néonicotinoïdes en France.

Néonicotinoïdes : une page définitivement tournée grâce au droit

Les néonicotinoïdes sont des insecticides qui attaquent le système nerveux central des insectes, provoquant la paralysie et la mort. Conçues dans les années 90 pour lutter contre les ravageurs de cultures, ces molécules à large spectre affectent en réalité l’ensemble des arthropodes, dont les insectes pollinisateurs, et de nombreux autres organismes vivants.

 

Grâce à la mobilisation de la société civile et d’associations, dont POLLINIS et le million de citoyens qui avaient signé sa pétition, les néonicotinoïdes ont été progressivement interdits en Europe à partir de 2018 et en France à partir de 2013, mais cette bataille s’est prolongée alors que la filière betterave-sucre faisait pression pour obtenir des dérogations à leur usage.

 

Début 2023, et suite à un recours déposé devant le Conseil d’État belge par les organisations PAN Europe (Pesticide Action Network), Nature & Progrès Belgique ainsi qu’un apiculteur belge, la Cour de Justice de l’Union européenne a finalement conclu que les dérogations octroyées en France et dans d’autres pays européens étaient illégales. Au printemps 2023, c’était au tour du Conseil d’État français, saisi par POLLINIS et six autres organisations, de confirmer l’illégalité de ces dérogations.

Autrement dit, développer des tests et des méthodologies adaptés pour mesurer l’ensemble des effets d’un pesticide sur la biodiversité aura, de fait, une incidence sur leur maintien ou leur retrait du marché au regard des nombreuses études qui démontrent d’ores et déjà les effets sublétaux d’un certain nombre de pesticides aujourd’hui sur le marché. Les associations veulent donc obtenir du juge une injonction à la révision de la procédure d’évaluation des risques. Concrètement, en cas de victoire, l’Etat devra renforcer les procédures d’évaluation encore en vigueur, ce qui permettrait une bien meilleure protection de l’environnement – et notamment des organismes dont dépendent les écosystèmes et l’agriculture.

Quelles sont les étapes à venir du recours Justice Pour le Vivant ? 

J. B. : Suite à l’appel des associations en septembre 2023, les associations ont déposé un mémoire complémentaire en soutien de cet appel en novembre, et en février dernier un mémoire en réponse à l’appel de l’Etat. Actuellement, les ONG attendent le mémoire en défense de l’Etat, et d’autres échanges de mémoire pourraient potentiellement s’ensuivre.

De plus,  le syndicat de l’agrochimie, Phyteis, va très probablement demander à intervenir Le syndicat a d’ores et déjà demandé à ce que les écritures lui soient communiquées, comme c’était le cas en première instance, ce qui devrait générer de nouveaux échanges de mémoires.

Ces échanges passés, une audience sera fixée pour que les parties expriment leurs arguments devant le juge. C’est notamment lors de l’audience que le rapporteur public donnera ses conclusions. Ce magistrat ne fait pas partie des juges qui prennent la décision finale : son rôle est de donner son avis en toute indépendance sur l’affaire, afin d’éclairer les juges dans leur décision. Ses recommandations sont le plus souvent suivies, et la décision est généralement rendue quelques semaines après l’audience.

Alors que le Tribunal administratif de Paris a enjoint l’Etat à tout faire pour être en cohérence avec la trajectoire d’Ecophyto d’ici le 30 juin 2024, ce dernier a annoncé le mettre en pause suite aux manifestations des agriculteurs – ce que POLLINIS a décrit à la presse comme « un refus de se plier à une décision de justice ». Comment l’action en justice peut-elle être un levier de la protection de l’environnement ?

J. B. : Concernant le respect des objectifs de réduction de l’usage des pesticides, les associations se réservent le droit d’utiliser toutes les voies de droit à leur disposition si la puissance publique ne respecte pas les injonctions à réduire l’usage des pesticides.

Du reste, l’accès à la justice constitue un des piliers de l’État de droit : la société civile peut, voire même doit, jouer ce rôle de garde-fou afin de garantir le respect des lois et réglementations par les pouvoirs publics eux-mêmes. Le recours au juge permet ainsi de rappeler aux autorités qu’elles sont, elles aussi, tenues de respecter la légalité, notamment en matière de protection de l’environnement, et de faire toute la lumière sur les illégalités commises par l’État lui-même.

En cas de décision favorable, le juge peut obliger les autorités à corriger les irrégularités détectées et améliorer la protection de l’environnement. Cela peut se traduire par des injonctions aux institutions et/ou au gouvernement, comme par exemple une injonction pour un État à respecter ses engagements de protection de la biodiversité ou – nous l’espérons – à revoir les procédures d’évaluation des risques des pesticides. 

Mobiliser le droit en matière environnementale permet ainsi de donner une voix, une place dans la sphère publique et juridique, à un monde silencieux, en voie de disparition. Et présenter des arguments novateurs aux juridictions permet de protéger ces droits. 

Le droit des générations futures, par exemple, a été invoqué dans la décision du Conseil constitutionnel d’octobre 2023 sur Cigéo, un projet d’enfouissement de déchets radioactifs : des associations y avaient pointé du doigt le risque de contamination des nappes phréatiques proches du site d’enfouissement, menaçant le besoin en eau des générations futures. Si l’institution a tranché que Cigéo était conforme à la Constitution, elle a toutefois reconnu que le droit de disposer d’un environnement « équilibré et respectueux de la santé » devait également bénéficier aux générations futures.

Il y a donc toute une réflexion à mener sur la portée des décisions actuelles : par exemple, avec l’érosion de la biodiversité et la pollution des eaux, l’accès des générations futures à une nourriture saine et à une eau potable est mis en péril. De plus en plus de jurisprudences reprennent ce principe, et il est possible d’affirmer que les pesticides portent atteinte au droit des générations futures. Maintenant que le juge constitutionnel a reconnu ce droit, l’idée est de l’utiliser dans le droit administratif et judiciaire.

POUR UNE ÉVALUATION RÉELLE DES RISQUES DES PESTICIDES EN EUROPE