Protéger les abeilles
Les abeilles mellifères à l’état sauvage toujours très peu étudiées en France
Avant d’être élevée par l’homme, Apis mellifera, l’abeille à miel, était un animal sauvage. Il subsiste encore aujourd'hui des colonies vivant dans la nature, et non dans des ruches. Malgré de timides tentatives de documentation, les populations et les mœurs de ces colonies sauvages demeurent dans l'angle mort de la recherche en France.
Qui sont les abeilles mellifères qui vivent à l’état sauvage ? Peu d’études scientifiques en France et en Europe s’intéressent à ces abeilles à miel non domestiquées, qui ne vivent pas dans les ruchers mais s’installent en toute liberté dans un arbre creux ou une cheminée. L’étude de leurs populations et de leurs mœurs permettrait pourtant d’en apprendre davantage sur les capacités de résilience et d’adaptation de l’espèce Apis mellifera.
Il faut se tourner vers les États-Unis pour trouver « le » grand spécialiste de la biologie des abeilles vivant à l’état sauvage, Thomas Seeley. L’auteur de La démocratie chez les abeilles a consacré sa carrière à étudier les colonies d’abeilles sauvages et à documenter certains de leurs comportements.
Les études de terrain menées par le biologiste sur les colonies sauvages dans l’État de New York ont notamment révélé certaines mœurs propres à ces colonies qui ne sont pas contraintes par les choix apicoles. Elles vivent ainsi espacées les unes des autres (environ 1 colonie par km²), préfèrent nicher dans des cavités en hauteur dans les arbres, et élèvent en permanence des faux-bourdons afin de maximiser leurs chances de reproduction. Mais ces observations sont difficilement transposables à l’Europe.
Cette colonie de l’Île de Groix, au large de la côte sud de la Bretagne, a élu domicile dans un ajonc à seulement 1,5 mètre du sol. ©POLLINIS
Aux États-Unis, les abeilles mellifères sont en effet une espèce non-endémique, introduite par les colons européens, et la faune et la flore diffèrent de celle du Vieux continent. L’étude des abeilles mellifères vivant dans la nature en Europe, leur territoire d’origine, est donc indispensable. Un travail déjà mené en AllemagneKOHL PL & RUTSCHMANN B (2018) The neglected bee trees : European beech forests as a home for feral honey bee colonies. a montré d’ailleurs des densités de colonies bien moindres, de l’ordre de 0,11 à 0,13 par km² que dans les études de Thomas Seeley.
« Les abeilles domestiques, c’est-à-dire les colonies d’élevage de l’abeille mellifère, occupent tout l’espace scientifique et médiatique depuis plus de 23 siècles, note Vincent Albouy, entomologiste amateur reconnu, un des rares à s’intéresser à ces butineuses oubliées en Franceauteur de Abeilles mellifères à l’état sauvage. Une histoire naturelle, paru aux éditions Terran en 2019.Abeilles mellifères à l’état sauvage. Une histoire naturelle, paru aux éditions Terran en 2019.. En 300 ans d’entomologie scientifique française, il n’y a eu aucune étude de la biologie des populations à l’état sauvage, aucun recensement, aucun suivi ! La situation française n’est pas une exception : il n’y a que très peu d’études sur l’abeille mellifère à l’état sauvage dans le reste de l’Europe. »
Un inventaire français vieux de 40 ans
La seule étude connue en France remonte à 1978 et n’émane pas du milieu scientifique, mais du monde apicole. Robert Canteneur, vétérinaire des services départementaux du Bas-Rhin du ministère de l’Agriculture et apiculteur amateur, publie alors dans une revue apicole un questionnaire : Avez-vous observé durant ces dernières années des essaims sauvages d’abeilles logés ou vivant dans des arbres creux ? Dans quelles espèces d’arbres ? Cette colonie a-t-elle passé un hiver, deux hivers ? Et dans d’autres cavités naturelles ou artificielles ?
Robert Canteneur recueillera ainsi 1 169 observations dont il fera l’analyse et la synthèse dans deux articles parus en 1982 dans la revue L’abeille de France et L’Apiculteur. Il dénombre ainsi 505 colonies vivant dans des cavités naturelles – des arbres pour la plupart (478) –, 510 vivant dans des cavités artificielles (cheminées, murs, faux-plafonds…) et 154 vivant à l’air libre.
Il relève aussi que parmi les essences d’arbres, les chênes semblent avoir la préférence des abeilles, suivis par les châtaigniers puis les cerisiers-merisiers, les saules, les ormes et les sapins-épicéas, alors que très peu de colonies sont signalées dans les platanes ou les érables. Les observateurs lui rapportent également que les abeilles entrent parfois en concurrence avec d’autres animaux (guêpes, écureuils, pics, etc.) pour occuper les habitats disponibles.
Cette unique étude française manque néanmoins cruellement d’informations sur la biologie de ces colonies. Habitudes de butinage, rythme de reproduction, organisation globale des colonies… Ces informations demeurent opaques, tout comme l’évolution du patrimoine génétique des abeilles vivant à l’état sauvage.
Aujourd’hui, les colonies domestiques qui essaiment dans la nature et retournent à l’état sauvage – on parle alors d’abeilles « férales » – sont souvent issues de sous-espèces étrangères élevées par les apiculteurs, comme l’abeille italienne (Apis mellifera ligustica), réputée bonne productrice de miel.
Brassage génétique
Ces sous-espèces importées sont génétiquement mal adaptées aux conditions de vie locales (climat, flore) et dépendent davantage des soins des apiculteurs. Résultats : leurs chances de survie dans la nature sont moindres que pour l’abeille locale, Apis mellifera mellifera, génétiquement adaptée à son environnement. L’absence d’études sur l’évolution génétique des colonies sauvages en France ne permet pas de connaître les effets du brassage opéré par ces colonies férales sur l’ensemble des colonies sauvages.
Des données plus exhaustives font aussi cruellement défaut sur la cohabitation entre colonies d’élevage et sauvages. Se font-elles concurrence ? Les unes vivent-elles mieux, plus longtemps que les autres ?
Sur le front de l’alimentation, les colonies d’élevage peuvent par exemple bénéficier d’un nourrissement de la part de l’apiculteur, quand les ressources naturelles se font rares, à l’inverse des colonies sauvages. L’éleveur peut aussi déplacer ses ruches pour leur donner accès à d’autres ressources florales quand la floraison se tarit dans leur région d’origine.
Dans les zones d’agriculture intensive, il n’y a pas de concurrence car, faute d’habitat disponible notamment (cavités, arbres…) , les colonies sauvages ne s’y installent pas. « On ne trouvera que des ruches installées par des apiculteurs productivistes pour butiner des vergers d’arbres fruitiers ou des champs de colza sur des centaines d’hectares », décrit Vincent Albouy. A l’inverse, en moyenne montagne où il y a peu d’agriculture intensive et dans les régions bocagères comme la Bretagne ou la Normandie, les ressources variées en pollen et nectar semblent permettre une cohabitation entre les colonies domestiquées et sauvages, selon Vincent Albouy.
Des avancées timides sur le recensement
« Je travaille sur ce thème parce qu’on ne sait rien », affirme Vincent Albouy, qui depuis 2015 a lancé plusieurs protocoles d’étude de la démographie des abeilles mellifères vivant à l’état sauvage. Les premiers retours de terrain montrent qu’aujourd’hui les colonies domestiques dominent très largement le paysage : « Mon département, la Charente-Maritime, compte 15 000 ruches déclarées, une quantité énorme ! Dans mon village, je connais cinq colonies sauvages pour une trentaine de ruches gérées par des apiculteurs. Sans pouvoir généraliser cette proportion à l’ensemble du territoire, un ratio de 80 ruches pour 20 colonies vivant à l’état sauvage ne serait pas étonnant, un 50/50 est beaucoup moins probable. »
Pour appuyer ce travail de recensement, POLLINIS travaille au développement d’une application pour téléphone mobile, destinée à inventorier et suivre des colonies d’abeilles mellifères vivant à l’état sauvage. Cette application devra permettre à terme le recueil et l’analyse de vastes quantités de données, partout en France, avec des informations précises comme la localisation GPS de la colonie, une description de son habitat, de son activité et de son évolution sur une période d’observation pluri-annuelle.