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Pesticides / Tests abeilles

Tribune de Nicolas Laarman : « les desiderata de l’agrochimie sont satisfaits »

Au moins 80 % de la biomasse des insectes ailés a disparu en moins de trente ans et le processus d’homologation des pesticides par l’Union européenne n’est pas en mesure de renverser la courbe, note dans une tribune au « Monde » Nicolas Laarman, délégué général de POLLINIS.

Date : 16 novembre 2020
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Dans les mois qui viennent, la Commission européenne et certains Etats membres de l’Union européenne (UE) pourraient saborder un outil scientifique capable d’enrayer le déclin des insectes, notamment des pollinisateurs. Pour la science et l’écologie, ce serait une catastrophe. Car 80 % de la biomasse des insectes ailés a disparu en moins de trente ans en Allemagne et les chercheurs estiment que ces résultats sont extrapolables à l’ensemble des pays européens.

Une véritable extinction est en cours, dont les effets sur les chaînes trophiques, notre alimentation et notre environnement sont encore aujourd’hui incalculables. Selon les scientifiques, ce sont les pratiques agricoles conventionnelles qui sont en cause, notamment l’usage immodéré des pesticides chimiques de synthèse. Les effets des substances actives sur les abeilles sont censés être testés au niveau européen avant leur mise sur le marché.

Mais les tests utilisés ne sont plus adaptés aux effets incroyablement subtils et efficaces des générations de molécules utilisées depuis quelques décennies. Les protocoles et les tests, largement élaborés par l’industrie elle-même, ignorent de nombreux impacts sur les abeilles : la toxicité chronique (exposition à de faibles doses sur le long terme), les effets sublétaux (les troubles qui entraînent la mort à terme comme les perturbations dans la reproduction des reines, l’affaiblissement du système immunitaire, ou la désorientation des ouvrières), des effets cocktails et cumulatifs, la santé des larves…

Une révision de la situation très politique

Aucun de ces effets – pourtant bien documentés par les études scientifiques indépendantes – n’est recherché avant d’autoriser la vente d’un pesticide et son utilisation massive dans l’environnement. Alarmée, la Commission européenne a voulu remédier dès 2011 à cette menace sur les pollinisateurs et l’équilibre de nos écosystèmes. Sous la pression des apiculteurs, des scientifiques et de la société civile, elle a mandaté l’Autorité européenne pour la sécurité alimentaire (EFSA), qui a réuni une trentaine de chercheurs indépendants, parmi les meilleurs écotoxicologues et spécialistes des pollinisateurs, pour élaborer un nouveau cadre scientifique réglementaire permettant l’évaluation réelle des pesticides sur les pollinisateurs.

En 2013, l’EFSA a rendu sa copie. Mais sept ans plus tard, ses nouvelles « lignes directrices pour les abeilles » n’ont toujours pas été mises en œuvre. L’agrochimie les conteste, arguant que leur application remettrait en cause la commercialisation de la plupart des pesticides actuels. Un argument auquel sont sensibles les représentants des ministères de l’agriculture de nombreux pays européens au sein du Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l’alimentation animale – en anglais le Standing Committee on Plants, Animals, Food and Feed (SCoPAFF). Ce comité de l’Union européenne qui doit valider l’adoption des lignes directrices et travaille dans la plus grande opacité, les a mises à l’ordre du jour une trentaine de fois sans jamais les adopter.

Pour sortir de ce blocage, la Commission européenne a finalement demandé en mars 2019 à l’EFSA de revoir sa copie. L’Agence sanitaire avait pourtant fait valoir qu’aucun élément scientifique ne justifiait une mise à jour. La révision est donc politique. Il faut rendre les lignes directrices « acceptables » par tous les États membres, et les firmes. Et si la science nuit au modèle économique de quelques multinationales, mieux vaut modifier la science elle-même plutôt que les business plans…

Les desiderata de l’agrochimie sont satisfaits

Les puissants laboratoires de Syngenta-ChemChina, Bayer-Monsanto ou Corteva ont obtenu cette révision. Reste à s’attaquer aux critères techniques retenus par l’EFSA pour déterminer le niveau à partir duquel une substance est considérée comme dangereuse pour les pollinisateurs. En obtenant des critères plus permissifs, la nouvelle réglementation n’entravera plus leur commerce – elle n’aura malheureusement aucun effet non plus sur la disparition des pollinisateurs.

La révision se fait actuellement par étapes. A chaque fois, les desiderata de l’agrochimie sont satisfaits. Les uns après les autres, les critères retenus par l’EFSA sont abaissés. Pour déterminer la mortalité naturelle des colonies d’abeilles, par exemple, un critère fondamental fixé à 7 % dans le document de 2013, seules les études réalisées dans les champs sont désormais retenues, faisant des terres agricoles soumises aux pesticides le nouveau « milieu naturel » des abeilles.

La mortalité « naturelle » ainsi obtenue, bien supérieure à 7 %, va servir à recalculer un autre critère essentiel, les objectifs de protection, qui établissent le taux de mortalité à partir duquel les effets d’un pesticide est considéré comme « inacceptable ». Pour fixer l’un des paramètres cruciaux de ces calculs, l’EFSA a proposé aux États membres quatre approches possibles, et c’est l’une des moins protectrices qui a été choisie. Elle s’appuie sur une modélisation controversée nommée « BEEHAVE », co-financée par Syngenta.

Plus de 2 000 espèces d’abeilles solitaires

Aucune preuve n’a été apportée quant à l’efficacité de cette approche, ou la pertinence de ses différents paramètres. Il s’agit d’un modèle fondé sur des probabilités établies par le modélisateur, et non sur des certitudes scientifiques, et qui laisse une grande marge de manœuvre pour camoufler les effets réels d’un pesticide sur une colonie d’abeilles.

Autre problème, les discussions actuelles se concentrent sur les abeilles à miel qui vivent en colonies de plusieurs dizaines de milliers d’individus. Or la biologie et la dynamique de population uniques d’une colonie en font un sujet d’étude très particulier et impossible à généraliser. Les pollinisateurs sauvages, les quelque 2 000 espèces d’abeilles solitaires, les bourdons, les papillons… risquent d’être rayés purement et simplement du document révisé.

Renverser la courbe du déclin

On ignore délibérément les effets des pesticides sur les véritables garants de la pollinisation des fleurs et des cultures nourricières. Cette décision aura de graves conséquences sur la biodiversité et le vivant, ainsi que sur la sécurité alimentaire des Européens. Quand 80 % de la biomasse des insectes ailés disparaît en moins de trente ans, on peut attendre du processus d’homologation des pesticides qu’il soit en mesure de renverser la courbe du déclin.

Qu’il garantisse la survie et la prolifération des pollinisateurs, et non qu’il considère l’extinction en cours comme un phénomène « naturel ». Lors des prochaines réunions des Etats membres sur ce sujet, la France doit exiger des procédures d’évaluation rigoureuses et complètes, avec des niveaux de protection fondés sur la science et non sur les business plans des firmes de l’agrochimie. Et si l’Union européenne n’est pas capable de se doter d’un tel processus d’homologation, c’est à la France de l’imposer de toute urgence sur son territoire.