PESTICIDES : UNE ÉVALUATION DES RISQUES SOUS L'EMPRISE DE L'AGROCHIMIE
Un large pan de l’agriculture européenne fonctionne sous perfusion chimique pour lutter contre les maladies et autres ravageurs des cultures. Cette dépendance à la chimie de synthèse se traduit chaque année par la vente1 d’environ 350 000 tonnes de pesticides au sein de l’Union européenne, soit près d’un quart des ventes mondiales2. Et 434 substances actives utilisées dans des fongicides, herbicides, insecticides ou encore bactéricides y étaient autorisées en juillet 2024,3.
Les risques posés par cette utilisation massive de pesticides sont censés être encadrés par le règlement européen 1107/2009 relatif à la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques. Un texte qui prévoit une évaluation approfondie des impacts de ces substances afin de s’assurer qu’elles n’aient « aucun effet nocif sur la santé humaine ou animale ni aucun effet inacceptable sur l’environnement ».4
Cette évaluation est présentée comme l’une des plus protectrices au monde, avec une architecture à deux niveaux. A l’échelon européen, l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) mesure les dangers intrinsèques d’une substance – son caractère cancérigène, mutagène ou reprotoxique –, et l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) se concentre sur les risques d’une exposition pour la santé humaine, animale et l’environnement.
L’EFSA examine les conclusions de l’ECHA mais aussi l’analyse préliminaire de l’agence sanitaire de l’État membre désigné pour étudier les dossiers envoyés par le fabricant de la substance. L’avis définitif est ensuite envoyé à la Commission européenne qui délivre ou non l’autorisation de mise sur le marché, sur la base de la décision d’un comité technique, le SCoPAFF.
L’évaluation au niveau européen ne concerne que la substance active, alors que les pesticides utilisés dans les champs peuvent être composés de plusieurs substances actives ainsi que de différents coformulants5 et adjuvants. Le RoundUp de Bayer-Monsanto se compose par exemple de deux substances actives – le glyphosate et le sel de potassium de glyphosate6 – et d’au moins un agent tensioactif (produit chimique additionnel permettant au glyphosate de pénétrer les feuilles des plantes)7.
Les pesticides commerciaux font donc l’objet d’un second niveau d’évaluation à l’échelle des pays. Leur mise sur le marché dépend alors des agences sanitaires des États membres, dont les décisions s’appliquent par reconnaissance mutuelle dans les pays européens partageant des conditions agricoles et environnementales similaires8.
Ce système d’autorisation à deux niveaux, d’apparence protecteur, souffre en réalité de nombreuses failles. Et n’a pas permis d’empêcher la mise sur le marché de pesticides nocifs pour la santé humaine et animale ou ayant des effets inacceptables sur l’environnement, comme le requièrent pourtant les règles européennes.
Censé garantir la protection de la santé humaine et animale ainsi que de l’environnement, le système d’évaluation des risques des pesticides comporte des failles majeures et demeure fortement influencé par l’industrie. Une situation qui permet la mise sur le marché de produits toxiques, en grande partie responsables de l’effondrement des pollinisateurs et de la biodiversité.
Première faille, l’évaluation se fonde en pratique sur des dossiers élaborés et interprétés par la firme qui soumet la demande de mise sur le marché. Ce processus entaché de bout en bout par un conflit d’intérêts manifeste délègue la responsabilité au fabricant du pesticide d’effectuer les tests de toxicité lui-même ou de les commanditer à des laboratoires privés, d’en interpréter les résultats, et de sélectionner les résultats à inclure dans le dossier communiqué à l’agence sanitaire.9
Autre biais manifeste, les études scientifiques indépendantes sont majoritairement écartées des dossiers des entreprises pétitionnaires au profit d’études privées réalisées en situation de conflit d’intérêts, en dépit de l’obligation de fournir une révision exhaustive de la littérature scientifique existante sur les produits. Ainsi, lors de la réalisation du rapport d’évaluation précédent la réautorisation du glyphosate en 2023, seulement 3 % des plus de 7 000 études scientifiques publiées sur cet herbicide au cours des 10 dernières années ont été prises en compte.10
Enfin, l’influence de l’agrochimie se retrouve jusque dans la conception des tests effectués pour évaluer les risques des pesticides, grâce à une influence dans certaines institutions clés.
La conception même des tests réglementaires est aux mains de l’industrie. Pour l’évaluation de l’impact des pesticides sur les abeilles, les deux organismes chargés de définir les bonnes pratiques de laboratoires11 – l’OCDE et l’EPPO12 –, ont plusieurs fois délégué ce rôle à un organisme tiers, la Commission internationale pour les Relations Plantes-Pollinisateurs (ICPPR).
Partiellement financée par les firmes de l’agrochimie comme BASF, Bayer ou Syngenta, l’ICPPR réunit par ailleurs des scientifiques du secteur industriel, des membres d’agences de sécurité sanitaire, des chercheurs et une poignée d’apiculteurs. Cette infiltration de l’industrie a pour conséquence directe que 92 % des méthodes européennes servant à l’évaluation des pesticides sont en partie conçues ou soutenues par l’industrie, selon une étude du réseau d’ONG PAN Europe portant sur 12 méthodes13. Reste à l’agence sanitaire européenne, l’EFSA, et à ses équivalents nationaux, un rôle considérablement limité, qui se borne à la vérification du respect des procédures de tests conçus et fournis par les firmes pour évaluer leurs propres produits.
Datant de 2002 et partiellement mis à jour en 2010, les protocoles de test sont par ailleurs inadaptés à l’évaluation des pesticides modernes et ne sont pas en phase avec les connaissances scientifiques et techniques des 15 dernières années.
Les évaluations se concentrent sur la toxicité aiguë, c’est-à-dire les effets provoqués par l’exposition d’abeilles à un pesticide sur une courte période et à une dose importante. Les effets cocktails dûs à la combinaison de plusieurs substances, la toxicité chronique résultant d’une exposition prolongée à une substance, ou la toxicité sublétale – qui n’entraine pas directement la mort mais peut, par exemple, agir sur la reproduction, le système immunitaire ou encore sur le sens de l’orientation – peuvent ne pas être pris en compte, ou le sont de manière insuffisante.
Pour stopper la mise sur le marché de pesticides toxiques pour l’environnement et enrayer l’effondrement de la biodiversité, POLLINIS agit auprès des décideurs publics pour qu’ils mettent en place un système d’évaluation des risques robuste et indépendant.
Dans le cadre d’une pétition adressée aux parlementaires français et soutenue par les citoyens, POLLINIS demande que les tests ne soient plus réalisés ou commandités par l’industrie, mais se déroulent sous supervision des agences sanitaires ; pour que les protocoles de tests soient rédigés et adoptés par les agences réglementaires elles-mêmes ; et pour que la sélection des études scientifiques prises en compte dans l’évaluation soit effectuée par un panel d’experts indépendants afin d’éviter que soient exclus les résultats issus de la science académique.
POLLINIS se bat depuis des années pour faire adopter des protocoles d’évaluation des risques des pesticides ambitieux et réellement protecteurs. Au niveau européen, POLLINIS a notamment soutenu l’application des « tests abeilles » de 2013, des protocoles d’évaluation strictes dont l’adoption a échoué à la suite du lobbying intense de l’agrochimie sur le comité technique européen en charge du dossier, le SCoPAFF. Grâce à une action en justice, POLLINIS a réussi à obtenir des documents prouvant l’influence de l’industrie agrochimique dans le blocage des « tests abeilles ».
Lors des élections européennes de 2024, POLLINIS, soutenue par 50 000 citoyens, a également obtenu l’engagement écrit de plus de 40 candidats issus de six partis (Parti socialiste, Europe Ecologie Les Verts, La France Insoumise, le Parti animaliste, Europe Démocratie Espéranto et Lutte Ouvrière) en faveur de l’amélioration des procédures d’autorisation des pesticides en Europe. Les dix candidats élus poursuivent le travail pour concrétiser leur engagement en faveur des insectes pollinisateurs et de la biodiversité dans son ensemble.
Au niveau national, POLLINIS et quatre autres ONG (Notre Affaire à Tous, l’ASPAS, ANPER-TOS et Biodiversité sous nos pieds) ont attaqué l’État pour « manquement à ses obligations de protection de la biodiversité » afin de l’obliger à combler les failles de l’évaluation des risques des pesticides au niveau national. Le premier jugement a condamné le gouvernement à tout mettre en œuvre pour réduire l’usage des pesticides conformément aux objectifs des plans Ecophyto successifs. Un appel déposé par POLLINIS et ses partenaires compte forcer l’État à corriger le problème à sa racine et revoir les protocoles d’évaluation de ces produits.
POLLINIS milite également depuis plusieurs années pour obtenir l’interdiction en France et en Europe des SDHI, des fongicides qui inhibent la succinate déshydrogénase (SDH), un élément central dans la respiration des cellules de la quasi-totalité des organismes vivants. Son utilisation massive inquiète de nombreux scientifiques depuis l’alerte lancée en 2017 par deux d’entre eux, qui se sont rendu compte que l’évaluation des effets de cette classe de substance ne prenait pas en compte leur mode de fonctionnement spécifique, omettant par exemple la toxicité mitochondriale. POLLINIS réclame l’interdiction de ces pesticides, dont la présence sur le marché est une illustration des failles des procédures d’homologation.