TOXICITÉ DES PESTICIDES : LE SCANDALE DU BLOCAGE DES « TESTS ABEILLES »
Alors que le déclin catastrophique des pollinisateurs1 fait peser une menace sur la sécurité alimentaire et l’équilibre des écosystèmes, l’épandage dans les champs de substances dévastatrices pour ces insectes se poursuit.
En cause, le système obsolète d’homologation des pesticides, qui permet toujours la mise sur le marché de pesticides toxiques pour les abeilles domestiques et les espèces sauvages. Les tests règlementaires requis sont en effet superficiels et inadaptés, notamment pour détecter la toxicité insidieuse des nouvelles générations de pesticides. De plus, ces tests ne sont effectués que sur une seule espèce d’abeille, Apis mellifera, l’abeille à miel, et l’impact des pesticides sur les autres pollinisateurs est totalement ignoré.
Pourtant des « tests abeilles » complets, mis à jour selon les dernières connaissances scientifiques, existaient il y a dix ans déjà. Ils ont été publiés en 2013 par l’Agence sanitaire européenne (EFSA) à la demande de la Commission européenne afin de combler les défaillances du processus en vigueur.
Ce document s’intitule « Les lignes directrices sur l’évaluation des risques des produits phytopharmaceutiques pour les abeilles (Apis mellifera, Bombus spp. et abeilles solitaires)2 » ou « Bee Guidance Document ». Établie par un panel de scientifiques indépendants, cette nouvelle méthodologie implique désormais de prendre en compte la contamination des insectes butineurs par différentes voies d’exposition (pollen/nectar, eau, poussières…), les effets des pesticides sur les larves, l’évaluation obligatoire de la toxicité chronique (exposition à de faibles doses sur le long terme), les effets sublétaux (troubles qui entraînent la mort à terme), les effets cumulatifs (effet des mélanges intentionnels de pesticides)…. Elle inclut également pour la première fois des tests sur les bourdons et les abeilles solitaires, et non plus seulement les abeilles domestiques. Adaptée pour évaluer la toxicité réelle des nouvelles générations de pesticides, elle est aussi la plus complète en termes de critères toxicologiques et de routes d’exposition.
Cette mise à jour scientifique des tests de toxicité devait permettre de doter l’Union européenne d’un système d’homologation enfin conforme à sa propre législation. Le règlement européen n°1107/2009 encadrant la mise sur le marché des pesticides, établit en effet comme principe fondateur la protection de la santé humaine et de l’environnement.
Selon ce texte, une substance active, un phytoprotecteur ou un synergiste n’est approuvé que s’il est établi qu’il entraînera « une exposition négligeable des abeilles, ou n’aura pas d’effets inacceptables aigus ou chroniques sur la survie et le développement des colonies, compte tenu des effets sur les larves d’abeille et le comportement des abeilles. »3
La réalisation de ces nouveaux tests était un outil essentiel pour écarter systématiquement du marché les produits les plus dangereux pour les pollinisateurs. Cette mesure aurait permis d’enrayer rapidement le déclin vertigineux de ces insectes dans tous les pays européens.
Mais depuis qu’ils ont été proposés en 2013, les « tests abeilles » de l’EFSA n’ont jamais été mis en œuvre. L’adoption de ces nouvelles lignes directrices a été reportée une trentaine de fois par les États membres réunis au sein d’un comité technique de l’Union européenne, le SCoPAFF, comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et des aliments pour animaux. Jusqu’à ce que même comité finisse par les déclarer elles-même dépassées et demande à l’EFSA de produire un nouveau « Bee Guidance Document ».
Protégés par l’opacité qui règne autour de ce comité, ces pays et la Commission européenne n’ont jamais eu à s’expliquer publiquement sur cette obstruction. En effet, les positions des États membres et les délibérations tenus dans le huis-clos de ce comité sont tenues secrètes. L’influence de l’agrochimie dans ce dossier scandaleux est pourtant manifeste.
POLLINIS a en effet documenté l’intense lobbying des firmes auprès des États membres et de la Commission au fil des ans4. L’industrie a tout mis en œuvre en coulisse pour éviter la mise en œuvre de ces tests, qui compromettraient la commercialisation de nombre de ses produits, aujourd’hui déversés en quantités industrielles en Europe.
Face au blocage prolongé de l’adoption des nouvelles lignes directrices, la Commission européenne a demandé en mars 2019 à l’EFSA d’entamer une révision des lignes directrices, un processus qu’aucun élément scientifique ne justifiait selon l’Agence sanitaire européenne. Documents à l’appui, POLLINIS a démontré que cette décision était d’ordre politique, en soulignant que les points de révision du mandat étaient similaires à ceux demandés par l’agrochimie.
En parallèle, la Commission a proposé en juillet 2019 un « compromis », qui consistait en une adoption partielle du document, ne concernant qu’un seul test déjà en vigueur (le test de toxicité aiguë)5. Ce « compromis » permettait de repousser à une date indéterminée la mise en œuvre des tests problématiques pour l’agrochimie. En octobre 2019, grâce à la mobilisation des ONG dont POLLINIS, le Parlement européen s’est cependant opposé à cette manœuvre.
La révision des lignes directrices a constitué une opportunité unique pour l’industrie d’entamer une nouvelle stratégie : faire baisser les objectifs de protection.
Durant ce processus, qui doit s’achever en 2023, l’agrochimie va donc s’attacher à faire modifier trois critères fondamentaux retenus par l’EFSA : la mortalité naturelle, les objectifs de protection et les valeurs seuils. Ces valeurs sont cruciales pour la survie des pollinisateurs, car elles déterminent le niveau à partir duquel un produit est considéré comme dangereux ou non pour ces insectes.
Le 11 mai, l’EFSA a proposé un nouveau « Bee Guidance Document ». Les inquiétudes de POLLINIS se sont avérées légitimes : ce document d’orientation constitue un véritable rendez-vous manqué et la version de 2023 est un retour en arrière par rapport à celle de 2013, jamais mise en place.
- Le taux de « mortalité acceptable » pour les abeilles mellifères a été fixé à 10 % au lieu des 7 % initialement recommandé par les scientifiques de l’EFSA
- Le nouveau document d’orientation ne fixe pas de seuil de mortalité pour les abeilles sauvages, comme les bourdons ou les abeilles solitaires.
- Les effets combinés, ou « effets cocktails », ne sont pas mesurés.
- La plupart des effets sublétaux et les effets indirects sont ignorés.
- L’estimation des sources d’exposition des abeilles aux pesticides est incomplète.
Depuis la publication des lignes directrices de l’EFSA en 2013, l’industrie agrochimique a obtenu, au fil des ans, tout ce qu’elle voulait : éviter l’adoption des « tests abeilles » de 2013 qui menacent la mise sur le marché de nombreux pesticides, puis obtenir une réactualisation de ces protocoles pour tenter de les affaiblir6,7.
La nouvelle proposition de « Bee Guidance Document » dévoilée en mai 2023 par l’EFSA confirme les inquiétudes des ONG, même si elle contient quelques avancées par rapport aux protocoles en place depuis 2002.
Ce nouveau document d’orientation devra maintenant passer par la validation du SCoPAFF, avant d’être appliqué par la Commission européenne.
Tout au long de l’élaboration des nouveaux tests abeilles, POLLINIS a tenté de mieux faire protéger les pollinisateurs. Alors même que les abeilles sauvages ne disposent pas des mêmes mécanismes de résilience propres aux grandes colonies d’abeilles mellifères, qui peuvent parvenir à compenser la perte d’un certain nombre d’individus, la fixation d’un taux protecteur de mortalité maximale autorisée suite à l’exposition à un pesticide est particulièrement nécessaire. Avec d’autres ONG, POLLINIS a demandé que soit instauré un objectif spécifique de protection de 3 % pour les abeilles sauvages face aux pesticides.
POLLINIS a également déposé un argumentaire détaillé afin de renforcer la dernière version des « tests abeilles », lors d’une consultation publique organisée par l’EFSA à l’automne 2022.
Dans sa contribution, POLLINIS pointait plusieurs manquements graves dans l’évaluation de l’impact des pesticides sur les abeilles mellifères, notamment concernant les effets cocktails liés à l’utilisation de différentes molécules aux effets combinés particulièrement toxiques, la non-prise en compte de certaines sources de contamination (eaux de guttation, nectar extra-floral, résine, etc.), ainsi que le manque d’évaluation des effets sublétaux8.
Alors que la révision des « tests abeilles » a été finalisée en 2023, le SCoPAFF a débuté ses négociations le 2 octobre 2024. POLLINIS tente enfin de faire la lumière sur le processus de décision du comité afin de s’assurer que les votes et les arguments des représentants des États membres soient connus.
Une décennie entière a déjà été perdue dans l’adoption de protocoles de tests permettant d’écarter les produits toxiques pour les pollinisateurs, il est urgent d’adopter des « tests abeilles » véritablement efficaces afin de stopper l’extinction en cours, et d’obtenir la transparence de ce comité technique.