Protéger les abeilles

Apis mellifera : « Certains conservatoires de l’abeille noire ont ces taux d’hybridation »

Fabrice Requier, spécialiste de l’écologie des pollinisateurs, étudie depuis 2020 les colonies d’abeilles mellifères sauvages au sein de deux parcs nationaux français et d’une forêt domaniale. Ces recherches inédites en France – et co-financées par POLLINIS – sont arrivées à leur terme en décembre 2024, ouvrant de premières perspectives concernant l’état de ces populations méconnues.

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Date : 25 mars 2025

Si l’abeille à miel fait figure d’égérie des insectes pollinisateurs, elle s’avère généralement associée à sa gestion par l’être humain. Derrière les ruchers et l’apiculture se trouve toutefois une histoire sauvage – et méconnue. Si méconnue que l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) considère manquer de données pour statuer sur l’état de conservation de l’espèce, ajoutant que les menaces pesant sur les butineuses « ont pu aboutir à la perte des populations sauvages ».

Des colonies d’abeilles mellifères résistent pourtant loin de toute intervention humaine, dans l’angle mort de recherches scientifiques centrées, pour la plupart, sur l’étude des populations apicoles. Pour y remédier, POLLINIS a co-financé les travaux de Fabrice Requier, spécialiste de l’écologie des pollinisateurs qui a étudié les colonies sauvages d’Apis mellifera dans trois aires naturelles françaises, les parcs nationaux de la Vanoise et des Forêts, ainsi que la forêt domaniale de Loches.

Parmi les principaux résultats de cette étude conclue fin 2024 : certaines forêts françaises comportent des colonies d’abeilles mellifères pouvant prospérer sans intervention humaine, et ces dernières s’hybrident avec les populations gérées sans toutefois en dépendre.

A la recherche de présumées disparues… 

Les travaux de Fabrice Requier ont commencé dans le Parc national de la Vanoise en 2021, et se sont inspirés d’une méthode ancestrale de détection des colonies d’abeilles à miel, le « beelining », qui se déroule en trois étapes : l’inventaire, le marquage de butineuses et l’observation de leurs allers-retours.

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    (1/12) Pour recenser les colonies d’abeilles mellifères sauvages, Fabrice Requier a recours au beelining, un procédé ancestral qu’il a réactualisé aux côtés des biologistes Jeff Pettis et Tom Seeley. Première étape de cette méthode de triangulation : l’inventaire, consistant en l’inspection, pendant une dizaine de minutes, d’une zone riche en ressources florales à la recherche d’Apis mellifera. « Avant de regarder, j’écoute », commente le chercheur habitué à suivre le bruyant battement d’ailes des butineuses. © Philippe Besnard

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    (2/12) Alexis Pretat, étudiant en deuxième année de master Biodiversité Écologie Évolution (BEE) à l’Université Rennes 1, liste les pollinisateurs identifiés lors de chaque inventaire et, le cas échéant, les plantes avec lesquelles ils interagissent. © Philippe Besnard

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    (3/12) La station météorologique permet de mesurer pour chaque inventaire la température, le taux d’humidité et la force du vent. Des données essentielles à l’analyse : la température, en particulier, est un facteur limitant dans l’observation d’abeilles à miel, qui ne quittent jamais la colonie sous dix degrés. © Philippe Besnard

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    (4/12) « Apis sur lotier » : parmi les fleurs et les arbres à fleurs appréciés des abeilles à miel figurent, en mai, les aubépines, les érables ou encore les lotiers (ici en photo). © Philippe Besnard

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    (5/12) Deuxième étape du beelining, la capture. Si plusieurs abeilles à miel sont identifiées lors d’un inventaire, les chercheurs en capturent entre cinq et quinze spécimens à l’aide d’un filet à papillon. © Philippe Besnard

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    (6/12) S’ensuit alors le conditionnement. Les abeilles à miel capturées sont déplacées dans une bee box [boîte à abeilles]. La vitre laissant entrer la lumière naturelle, les butineuses se dirigent naturellement vers l’extrémité lumineuse de la boîte, qui sera ensuite séparée en deux parties à l’aide d’une cloison en bois. © Philippe Besnard

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    (7/12) Dans le premier segment de la boîte, les chercheurs déposent des rayons en cire d’abeille remplis d’un liquide sucré aromatisé à l’anis. « L’odeur de l’anis est forte et facilement identifiable par les abeilles : cela permet de différencier le liquide des autres ressources florales et favorise le retour des abeilles sur place », explique le chercheur. © Philippe Besnard

  • Bee-box-boite-a-abeilles-beelining

    (8/12) La cloison est ensuite enlevée, laissant les abeilles se nourrir de la solution sucrée. Quelques minutes plus tard, les chercheurs ouvrent la boîte préalablement déposée sur un piquet. Ils observent ensuite le comportement des abeilles mellifères – dont le retour sur place est plus probable si, par exemple, elles dessinent des spirales dans le ciel – ainsi que la direction dans laquelle elles s’envolent, une indication utile pour estimer la présence de colonies. © Philippe Besnard

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    (9/12) Vient alors l’étape du marquage. Si un spécimen d’Apis mellifera revient sur place, les chercheurs marquent son abdomen ou son thorax à l’aide d’un feutre à l’eau. Étant probable que ce spécimen prévienne ou ait prévenu, par une danse, d’autres ouvrières de l’essaim de la localisation du piquet, les chercheurs marquent plusieurs abeilles et observent leurs allers-retours : en notant leurs heures précises d’arrivée et de départ ainsi que la direction dans laquelle elles s’envolent, ils parviennent à estimer la localisation d’une colonie. © Philippe Besnard

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    (10/12) Marquage de l’abdomen d’une abeille à miel. Le spécimen en vol, marqué en rouge sur le thorax, s’apprête à se nourrir de la solution une nouvelle fois. © Philippe Besnard

  • Pollinis

    (11/12) C’est en 2021 que Fabrice Requier a validé ce protocole lui ayant permis, l’année suivante, d’identifier quatre colonies d’abeilles mellifères sauvages et d’estimer la présence de quatre autres dans le cœur du Parc de forêts. L’une d’elles se situe dans ce tronc de chêne mort, à environ trois mètres du sol, où deux butineuses reviennent les pattes postérieures chargées de pollen. © Philippe Besnard

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    (12/12) Les essaims d’abeilles à miel sauvages peuvent s’établir à plus de dix mètres du sol, comme dans ce chêne. S’installer en hauteur, rappelle le professeur Jürgen Tautz, permet d’éviter « d’être détectées par les ours, leurs ennemis naturels ». © Philippe Besnard

« Nos recherches au Parc de la Vanoise ont mis en évidence des effets saisonniers sur la distribution des abeilles mellifères, explique le chercheur. Au printemps, on n’observait des abeilles mellifères qu’à proximité des ruchers et volant dans leur direction. En revanche, en été, on a pu trouver des butineuses à des altitudes beaucoup plus importantes, dont la direction de vol ne convergeait vers aucun rucher. Dans ces paysages alpins, l’été semble donc permettre la dispersion des essaims vers des altitudes plus élevées que celles des ruchers, et l’hiver semble ainsi agir comme un filtre naturel : les essaims qui colonisent des élévations plus hautes en été meurent en hiver ».

Le Parc national des forêts et la forêt domaniale de Loches, en revanche, bénéficient d’un hiver moins rude, et les travaux de Fabrice Requier ont permis de prouver que de nombreuses colonies sauvages y survivaient. Mieux, les populations de ces deux aires naturelles semblent « autosuffisantes »

Abeille mellifère : des populations sauvages « autosuffisantes » 

Une population d’abeilles à miel est considérée « autosuffisante » lorsqu’elle peut perdurer dans le temps sans apport d’essaims alentour, c’est-à-dire lorsque son taux de reproduction – qui varie entre 1,5 et 2 essaims par an par colonie selon la littérature scientifique – suffit pour compenser les mortalités. « Il est donc nécessaire de mener les recherches sur une année complète, au moins, pour pouvoir estimer le nombre de colonies qui meurent durant l’hiver mais également pendant le printemps, l’été et l’automne », détaille le chercheur.


Concernant le Parc national des forêts, dont les 56 000 hectares s’étendent entre la Haute-Marne et la Côte d’Or, les recherches du biologiste se sont rapidement centrées sur la réserve intégrale, une zone protégée et sans apiculture où des colonies ont survécu entre 2021 et 2024. « Nous constatons que les populations sauvages suivies survivent et produisent assez d’essaims pour compenser les mortalités », suggérant pour le chercheur l’autosuffisance des populations d’abeilles mellifères sauvages suivies dans le Parc.

Des conclusions que l’analyse génétique de spécimens a permis de compléter. « Nous avons fait des prélèvements sur toutes les colonies accessibles, à l’aide d’un manche télescopique pour les colonies perchées jusqu’à 5 ou 6 mètres, et en grimpant pour les colonies juchées jusqu’à dix mètres du sol. Au-delà, ce n’était pas possible », précise le biologiste. Des collectes permettant d’analyser la proximité génétique des essaims avec l’abeille noire endémique d’Europe de l’Ouest, Apis mellifera mellifera

Pour le Parc national de forêts comme pour la forêt domaniale de Loches, en Indre-et-Loire, la tendance est ainsi à l’hybridation avec l’abeille carniolienne (Apis carnica), importée par l’apiculture. « Nous nous y attendions, commente Fabrice Requier. Il faut garder en tête que les populations gérées et sauvages se mélangent, avec des échanges génétiques pouvant se faire à longue distance. Même si les essaims se dispersent peu, les mâles et le mécanisme de congrégation facilite l’échange génétique sur plusieurs kilomètres. Cependant, pour certaines colonies sauvages suivies, les taux de pureté de certaines colonies se rapprochent de ceux obtenus par certains conservatoires en cherchant à conserver l’abeille noire. Je m’attendais presque à plus d’hybridation ».

Loges de pics et concurrence à l’habitat

 

Loin des ruchers et des hommes, les abeilles mellifères nichent dans des troncs d’arbres, des anfractuosités ou des interstices à plusieurs mètres du sol. Différents paramètres influencent toutefois le choix de ces habitats, à commencer par leur disponibilité et la présence d’espèces concurrentes.

 

« Je m’attendais à ce que les abeilles mellifères occupent préférentiellement les loges de pics noirs, comme c’est le cas en Allemagne, explique ainsi Fabrice Requier. En France, les colonies que nous avons identifiées occupent des loges plus petites, par exemple celles creusées par les pics épeiches. Nous avons constaté que les loges de pics noirs étaient par ailleurs souvent occupées par d’autres espèces, comme des frelons, des écureuils ou des pigeons ramiers. J’ai également l’impression qu’on trouve moins de loges de pics noirs dans les forêts françaises, où les hêtraies sont moins nombreuses qu’en Allemagne. Ce type d’habitat est donc limité et compétitif, pouvant expliquer l’usage par les abeilles de loges plus petites ».

Répliquer l’étude dans d’autres sites

L’étude de Fabrice Requier revêt une importance particulière au regard de la classification d’Apis mellifera par l’UICN, et donc des mesures de protection qui pourraient être mises en place le cas échéant. Les mesures réalisées correspondent en effet aux deux éléments essentiels pour statuer sur l’état de conservation de l’espèce : savoir si les populations sont autosuffisantes, ce qui est désormais observé pour le Parc national de forêts et la forêt de Loches, et connaître leur génétique. 

« C’est pour cela que je voulais conclure ce rapport avec ces deux points : les deux populations suivies semblent autosuffisantes, et elles sont hybridées par l’activité apicole, conclut le chercheur. Ces résultats sont pionniers, comblant un manque de données important, et pourraient suggérer le statut vulnérable pour l’espèce en France. Cependant, l’objectif est maintenant de répliquer ce suivi dans d’autres sites français, à long-terme, pour faire état de la variabilité probable dans les dynamiques de populations à l’échelle du pays. C’est ce que j’ambitionne à court et moyen terme, à savoir répliquer cette étude dans d’autres sites français pour essayer de proposer un statut à Apis mellifera en France ».