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Pollinisateurs

« Comparer les situations avec et sans pesticides devient difficile, car il n’y a pas vraiment de situation de contrôle »

Ecologue et biologiste de l’évolution, Emmanuelle Porcher dirige depuis 2020 le Centre d'écologie et des sciences de la conservation du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). Invitée de la chaire annuelle « Biodiversité et écosystèmes » du Collège de France, elle est revenue pour POLLINIS sur ses travaux autour des interactions entre plantes et pollinisateurs.

Date : 14 mai 2024

En décembre 2023, une étude publiée dans la revue New Phytologist mettait en avant l’adaptation rapide des pensées des champs (Viola arvensis) face au déclin des pollinisateursAcoca-Pidelle, S., Gauthier, P., Devresse, L., Merdrignac, A., Pons, V., Cheptou, P.-O. (2023). Ongoing convergent evolution of a selfing syndrome threatens plant-pollinator interactions. New Phytol. doi: 10.1111/nph.19422. Les pensées actuelles, comparées à celles « ressuscitées » à partir de graines collectées trente ans plus tôt, possèdent en effet des fleurs plus petites et produisent moins de nectar. Peu attractives pour les insectes qui s’en nourrissent, elles ont donc plus souvent recours à l’autofécondation, ce qui pourrait alimenter un cercle vicieux : le déclin des pollinisateurs entraînant une production moindre de nectar, qui à son tour accélérerait le déclin des pollinisateurs…

Cette adaptation des plantes à fleurs en milieu agricole s’ajoute toutefois aux conséquences d’un phénomène plus large : l’effondrement des populations d’insectes, parmi lesquels les pollinisateurs dont nos systèmes alimentaires dépendent. La perte d’habitat et l’usage massif de pesticides par l’agriculture industrielle menacent ainsi directement un système complexe d’interactions entre plantes et pollinisateurs, fruit d’une co-évolution opérée le long de dizaines de millions d’années.

Pour en parler, POLLINIS s’est entretenue avec Emmanuelle Porcher, écologue et biologiste de l’évolution, directrice depuis 2020 du Centre d’écologie et des sciences de la conservation du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), et invitée cette année à occuper la chaire « Biodiversité et écosystèmes » du Collège de France. Son cours « Interaction plantes-pollinisateurs : hier, aujourd’hui, demain » peut également être visionné en ligne.

Emmanuelle PORCHER - Biologiste de l’évolution, et directrice du Centre d’écologie et des sciences de la conservation du MNHN,
Biologiste de l’évolution, et directrice du Centre d’écologie et des sciences de la conservation du MNHN, Emmanuelle Porcher a pris la parole lors de l’évènement « l’Appel du Vivant » – ©POLLINIS

L’intitulé de votre chaire au Collège de France commence par « Interactions plantes-pollinisateurs ». Quelles spécificités revêt l’étude des interactions en écologie ?

Il existe une longue tradition, en écologie, d’étudier les espèces de façon isolée et d’essayer de comprendre les mécanismes qui influencent leur abondance, leur distribution dans l’espace, ou encore l’évolution de ces variables au cours du temps. Bien sûr, personne ne pense que les espèces fonctionnent de façon isolée et, très souvent, les relations qu’elles peuvent avoir avec d’autres espèces sont mobilisées dans l’étude de ces variables.

L’étude spécifique des interactions reste cependant relativement limitée, et particulièrement dans les interactions entre les plantes et les pollinisateurs. Des données caractérisent bel et bien ce moment – finalement assez rare – où il y a un contact physique et un échange entre les espèces : toutes les personnes travaillant sur les réseaux d’interaction plantes-pollinisateurs le font, mais cela reste encore la portion congrue.

Une des raisons principales pour l’expliquer, c’est que ces interactions sont compliquées à étudier. Elles ne sont ni faciles à observer, ni faciles à quantifier. La caractérisation des réseaux d’interaction permet de savoir quelle espèce de pollinisateur rend visite à quelle espèce de fleur mais, si la visite est établie, on ne sait pas vraiment si l’insecte a réussi à obtenir de la nourriture, s’il a transféré du pollen et contribué à la reproduction de la plante… C’est quelque chose qui reste très difficile à mesurer.

Ce manque de données se fait aussi sentir pour décrire l’évolution de l’abondance des insectes, et notamment des pollinisateurs. Leur déclin est massif et établi, mais peut-on l’estimer ?

C’est une vaste question pour laquelle, là encore, on manque de données. Plus de personnes s’intéressent par exemple aux oiseaux qu’aux espèces de plantes et d’insectes, et les efforts faits pour étudier ces deux groupes très diversifiés – la France compte dix fois plus d’espèces de plantes que d’espèces d’oiseaux, et les insectes sont encore dans un autre ordre de grandeur – ont d’abord essayé de décrire cette diversité : combien d’espèces, où les trouver…

Ces données, très utiles à cet effet, restent toutefois compliquées à utiliser pour caractériser des changements de populations dans le temps. Elles informent sur la présence d’une espèce, et ne permettent pas de détecter des changements de populations dans le temps. D’autre part, il s’agit de données récoltées avec des approches et des méthodes souvent très différentes d’un cas à l’autre : les variations observées au cours du temps peuvent être des variations réelles des espèces étudiées, mais peuvent aussi correspondre à des variations de méthodologie.

En fait, à la fois sur les plantes et les pollinisateurs, les études qui permettent d’affirmer que des changements massifs sont en train d’avoir lieu, dont un effondrement d’abondance des insectes, reposent sur des approches assez simples en matière de description de la diversité, mais qui permettent de caractériser l’abondance avec une méthodologie qui reste tout le temps la même.

Typiquement, l’étude d’Hallman et al. en 2017 Hallmann CA, Sorg M, Jongejans E, Siepel H, Hofland N, Schwan H, et al. (2017) More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas. PLoS ONE 12(10): e0185809. consiste à piéger des insectes et à peser la quantité obtenue sur de longues périodes. Il s’agit d’une des premières études qui objective, quantifie, un changement très important dans l’abondance des insectes (ndlr : un déclin de 76 % à 82 % de la biomasse d’insectes ailés dans 63 aires protégées d’Allemagne, entre 1989 et 2016).

De nouveaux protocoles de suivi ont-ils été mis en place depuis ?

Oui, des initiatives ont vu le jour pour essayer d’y remédier. Pour la flore, le Muséum national d’histoire naturelle porte depuis 2009 un programme de sciences participatives appelé Vigie Flore. Il fait appel à des botanistes bénévoles pour caractériser à la fois l’abondance et la diversité des espèces. Dans le cadre de la chaire au Collège de France, nous organisons, avec Gabrielle Martin (ndlr : docteure en écologie des communautés végétales), un colloque au mois de mai pour tenter de réunir les initiatives équivalentes dans d’autres pays européens et mettre en commun leurs résultats.

Une initiative similaire se penche sur les insectes, avec pour objectif la mise en place de suivis standardisés pour les populations de pollinisateurs dans tous les pays de l’Union européenne. Elle propose une même méthodologie, ainsi qu’une façon de choisir les sites qui permet d’avoir une bonne vision de la diversité du territoire, mais pourrait être limitée par le fait qu’elle donne beaucoup d’importance à l’identification des espèces. C’est en effet la donnée idéale, mais les compétences et l’expertise pour identifier les insectes sont rares : l’identification des espèces d’abeilles n’a déjà rien de simple, mais la tâche devient vite impossible en ajoutant les papillons, les mouches ou les coléoptères.

Un compromis doit être trouvé entre d’un côté l’identification taxonomique, et de l’autre un nombre suffisant de sites et de répétitions dans le temps pour pouvoir détecter les changements. Par exemple, puisqu’une partie des données dépendra du piégeage, il serait possible d’identifier les groupes dans la mesure des compétences disponibles, et d’utiliser les données des autres groupes pour travailler sur la biomasse.

Du côté des causes, l’IPBES classe l’agriculture comme premier facteur d’impact sur la biodiversité terrestre. Pour les plantes et les pollinisateurs, les regards se tournent notamment vers les pesticides et la perte d’habitat. Comment quantifier l’impact de ces deux facteurs d’érosion des populations d’insectes ?  

C’est une question compliquée, à laquelle je m’intéresse directement dans mes recherches. Nous connaissons les grandes caractéristiques de l’agriculture industrielle qui font qu’elle est responsable des changements massifs qui touchent les pollinisateurs, les plantes, comme tous les autres groupes : simplification des paysages, disparition des éléments semi-naturels, intensification des pratiques dans les parcelles, dont l’utilisation de pesticides… Mais les endroits où les pesticides sont les plus utilisés sont également les endroits où il y a le plus d’engrais et le moins d’éléments semi-naturels : en essayant de séparer les effets, on se retrouve vite confronté à un problème d’analyse statistique.

Des approches expérimentales sont bien sûr possibles, et de nombreuses études montrent déjà que les pesticides ont des effets mortels mais également sublétaux : réduction des capacités de survie, de reproduction ou encore d’orientation dans le cas des substances neurotoxiques pour les insectes… Mais réussir à séparer la part imputable à la perte d’habitat et celle imputable aux pesticides est plus compliqué.

Une étude est en cours sur les oiseaux : il s’agit du jeu de données le plus large et le plus ancien à notre disposition, et ce volume permet de découpler les effets liés à la simplification des paysages et ceux liés aux pesticides. Nous avons donc établi, avec cette approche, que pour deux tiers des espèces d’oiseaux abondantes dans les espaces agricoles, les populations sont plus faibles là où plus de pesticides sont utilisés, et où ces pesticides sont les plus toxiques. Et cela toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire en ayant contrôlé les effets du paysage ou encore de la fertilisation.

La toxicité des pesticides, dont leurs effets sublétaux, pose d’ailleurs la question de leur évaluation : les substances néonicotinoïdes par exemple, ont été interdites dès 2016 en France et 2018 dans l’Union européenne, mais elles ont bien été homologuées. 

Les travaux de Mickaël Henry et son équipe Mickaël Henry et al. ,A Common Pesticide Decreases Foraging Success and Survival in Honey Bees.Science336,348-350(2012).DOI:10.1126/science.1215039  montrent comment l’exposition à des petites doses de ces pesticides peuvent affecter les abeilles domestiques, et dans certains cas expliquer l’effondrement de colonies. Ces substances-là, et les autres, passent les tests d’homologation tels qu’ils sont conçus actuellement, c’est-à-dire qu’effectivement, elles n’ont pas d’effets mortels détectables sur des courtes échelles de temps.

La désorientation des individus n’était jusqu’à présent pas testée. De ce point de vue-là, l’approche de Mickaël Henry a permis de changer un peu les choses : un test est en cours d’homologation pour vérifier cet aspect-là. Cela ne concerne toutefois que la désorientation. D’autres effets ne sont peut-être pas pris en compte. 

L’omniprésence des pesticides représente une autre difficulté pour détecter leurs effets. Ils sont maintenant partout : beaucoup d’études montrent qu’on les détecte, bien sûr, dans les parcelles d’agriculture conventionnelle, mais aussi dans les parcelles en bio, dans les éléments semi-naturels, dans tous les organismes… Comparer les situations avec et sans pesticides devient difficile, car il n’y a pas vraiment de situation de contrôle, sans pesticides.

Et, dans ces conditions, un insecte ne sera jamais exposé à une seule molécule pesticide.

Oui, l’exposition se fait à de multiples substances, avec des effets cocktails. 

Au vu du nombre et de la diversité des substances autorisées, l’évaluation complète des risques des pesticides semble matériellement difficile à atteindre, que ce soit en matière de ressources humaines ou bien financières. Comment la recherche peut-elle prendre en compte l’ensemble de ces effets sublétaux et cocktails ?

Ce qui est sûr, c’est que les entreprises qui produisent ces substances iront toujours plus vite que les recherches pour en démontrer les effets nocifs. Je pense que la recherche peut être utile en démontrant que beaucoup de substances mises sur le marché ont des impacts négatifs qui ne sont pas forcément détectés au moment des tests d’homologation. Ensuite, il faut que la société, dans son ensemble, s’accorde sur l’application du principe de précaution pour arrêter d’utiliser ces substances synthétiques toxiques dans les espaces agricoles. Mais, là, ce n’est plus de notre ressort : c’est un choix collectif, social et politique.

La recherche a aussi un rôle à jouer dans la conservation des espèces. Un entomologiste britannique, mandaté par POLLINIS pour analyser les réseaux d’interaction entre plantes et pollinisateurs dans plusieurs parcs nationaux, semble par exemple plaider pour des politiques de conservation « à l’échelle des paysages ». Dans quelle mesure cette approche vous semble-t-elle pertinente, et comment voyez-vous les politiques de conservation aujourd’hui ?

Il existe plusieurs optiques sur la conservation des espèces sauvages : se focaliser sur les espèces, ou se focaliser sur les espaces. Dans tous les cas, ce qui fonctionne, c’est effectivement une vision d’ensemble : les espèces ne vivent pas de façon isolée, donc si l’on veut réussir à les conserver, il faut également protéger les autres espèces avec lesquelles elles interagissent. Donc, clairement, l’espace. Mais quelle échelle, c’est une autre question, et les paysages pourraient être intéressants.  

Du reste, la conservation a un historique : elle a commencé avec un angle très biologique et dans une situation d’urgence, avec les débuts de la détection des changements massifs de la biodiversité. Il fallait alors essayer de sauver les espèces menacées de disparition, en s’appuyant pour cela sur la biologie des populations : réintroduction, restauration… Avec le temps, la conservation s’est étendue à la nature ordinaire, l’ensemble des espèces, car elles étaient aussi en train de changer même si elles n’étaient pas menacées directement d’extinction : il s’agissait d’une vision plus intégrative du fonctionnement des écosystèmes et de la protection des espaces.

Nous sommes passés de la biologie de la conservation aux sciences de la conservation en intégrant les systèmes humains à l’analyse écologique et biologique : il s’agit d’avoir une vision politique, économique et sociale pour savoir ce qui fait qu’une société arrive, ou non, à prendre des mesures de conservation.

Nous évoquions les sciences participatives en début d’entretien, et vous mentionnez à présent une approche multidisciplinaire de la science. Qu’est-ce que ces changements signifient quant au rôle politique de la recherche ? Est-ce son rôle d’aiguiller directement les politiques ?

Les décisions doivent impliquer tout le monde. Là où la recherche peut être utile, c’est en proposant des solutions techniques, et en éclairant les fonctionnements au sein d’une société humaine qui font qu’une direction est prise plutôt qu’une autre. Les citoyens doivent pouvoir s’en emparer pour réfléchir à des choix : le rôle de la recherche est d’aider le débat public, et non pas de s’y substituer.

Une initiative très encourageante en ce sens, même si elle n’a pas abouti, était la convention citoyenne sur le climatLa convention citoyenne pour le climat a débuté en octobre 2019 : 150 citoyens volontaires et tirés au sort parmi la population française ont travaillé neuf mois durant pour définir une série de mesures « pour parvenir, dans un esprit de justice sociale, à diminuer d'ici 2030 les émissions de gaz à effet de serre de la France d'au moins 40 % par rapport à 1990 ». : un débat public, alimenté par des travaux de recherche. Cela n’a pas débouché sur grand-chose au niveau politique, c’est le dernier jalon qui reste à passer.

Ce qui nous amène à la deuxième partie de l’intitulé de votre cours au Collège de France : « hier, aujourd’hui, demain ». Vous évoquez, dans le cadre de cette chaire, la reconnexion pour permettre de protéger les vivants. Quel peut être, selon vous, le rôle de l’éducation et de la sensibilisation pour la protection de la biodiversité ?

Il y a différentes choses. L’éducation est très importante, mais des études montrent que fournir des connaissances ne fait pas tout : les êtres humains peuvent choisir de faire quelque chose alors qu’ils savent que ce n’est pas la bonne chose à faire, comme c’est le cas avec la cigarette par exemple. 

Il existe d’autres moteurs que la connaissance pour agir ou non. Parmi ces moteurs, il y a les émotions. Et la nature peut les mobiliser, même si parfois elle provoque des émotions négatives : beaucoup de personnes n’aiment pas les petites bestioles, mais c’est un des objectifs des sciences participatives que d’essayer cela.

DÉCOUVRIR LE SÉMINAIRE D’EMMANUELLE PORCHER AU COLLÈGE DE FRANCE

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