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Pesticides / SDHI

L. Huc : « Dès qu’on plonge dans un dossier sur les pesticides, un problème surgit »

Alors que les preuves de la toxicité des pesticides SDHI pour l’environnement et la santé s'accumulent, ces substances passent encore au travers des évaluations réglementaires et restent massivement utilisées en France. Laurence Huc, toxicologue et directrice de recherches à l'INRAE, revient pour POLLINIS sur ces failles et l'importance de la structuration de l'expertise.

Date : 7 février 2025

« Au moment où se multiplient les communications alarmantes sur l’effondrement de la biodiversité en France, en Europe et dans le monde, il nous paraît urgent d’attirer l’attention sur les risques potentiels pour la santé humaine et l’environnement de l’usage d’une classe de pesticides, les SDHI (inhibiteurs de la succinate déshydrogénase), désormais utilisés à grande échelle comme antifongiques en agriculture ».

Que reste-t-il de cette alerte scientifique, plus de six ans après sa parution dans les colonnes de Libération ? Parmi les 27 substances actives SDHI, onze sont encore autorisées dans l’Union européenne. En France, entre 500 et 600 tonnes de ces dernières sont vendues chaque année depuis 2010, et la part des surfaces traitées avec ces produits augmenteRémy Ballot, Claire Bazille, Marion Desquilbet. Usages des SDHI en France et alternatives possibles. Phytoma : la défense des Végétaux, 2024, 776, pp.35-38..

La mise en garde des chercheurs a gagné en force : plus de 420 000 citoyens ont demandé, aux côtés de POLLINIS, un moratoire sur les pesticides SDHI, et les études documentant leur toxicité (abeilles domestiques et sauvages, rongeurs, poissons, êtres humains…) ont continué à s’accumuler.

Pour comprendre cette impasse, qui révèle plusieurs failles majeures de l’évaluation des risques des pesticides, POLLINIS s’est entretenue avec Laurence Huc, une des signataires de la tribune de Libération.

Toxicologue et directrice de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), ses recherches portent sur les effets des pesticides, dont les SDHI, sur la santé humaine. Laurence Huc est à cet égard la coordinatrice du réseau interdisciplinaire Holimitox, dédié à l’évaluation intégrée des risques des pesticides pour la mitochondrie, et a fait partie du groupe de travail lancé par l’Agence sanitaire française (Anses) en 2020 au sujet des SDHI, dont elle dévoile ici les coulisses et les lacunes.

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Laurence Huc est toxicologue et directrice de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE). Elle coordonne également le réseau interdisciplinaire Holimitox, dédié à l’évaluation intégrée des risques des pesticides pour la mitochondrie. ©DR

Comment avez-vous été amenée à travailler sur les pesticides SDHI ?

L.H : Tout est parti d’un projet de revue de littérature avec Pierre RustinDirecteur de recherches au CNRS. Jusqu’en 2017, je m’intéressais principalement aux hydrocarbures ainsi qu’à la dioxine, mais j’avais travaillé sur la succinate déshydrogénase (SDH) dans le cadre de traitements anticancéreux pour des chimiothérapies. Ce que l’on avait remarqué, c’est que des polluants et des chimiothérapies ciblées, donc des molécules chimiques avec des propriétés pharmacologiques, étaient capables de moduler cette enzyme.

Dans le cadre de recherches avec Sylvie BortoliIngénieure de recherche en toxicologie mécanistique à l’Université Paris Cité, Pierre Rustin s’était chargé de mesurer l’activité des hydrocarbures sur la modulation de la SDH. Nous avions ensuite évoqué ensemble l’idée d’une revue pour faire l’état de tous ces polluants qui affectaient la mitochondrie. Il a donc tapé « succinate dehydrogenase inhibitors »  dans le moteur de recherche de PubMedBase de données publique contenant plus de 37 millions de citations et de résumés de la littérature biomédicale. , et nous avons découvert à ce moment-là l’existence de pesticides qui portaient ce nom.

Ensuite, connaissant très bien les effets du blocage de la SDH humaine et toutes les pathologies cliniques connues depuis à peu près vingt ans, nous nous sommes demandé comment ces produits avaient pu voir le jour et être autorisés. De mon côté, je venais de monter mon équipe de recherche et je m’étais mise à travailler sur les pesticides retrouvés chez les consommateurs. Les SDHI sont donc assez vite devenus mon sujet de recherche.

L’alerte que vous avez co-signée dans Libération a débouché sur la création par l’Agence sanitaire française d’un groupe d’expertise collective d’urgence (GECU) puis d’un groupe de travail (GT) consacrés aux SDHI. Dans quelle mesure y avez-vous été impliquée ?

Concernant le GECU, nous avons juste été auditionnés en tant que lanceurs d’alerte. Il s’agissait d’une expertise en interne menée par l’Anses, et l’idée n’était pas que nous soyons les experts. Nous avons été écoutés une première fois en juin 2018, et le compte-rendu des travaux nous a été restitué en janvier 2019.

Cette expertise a toutefois été fortement critiquéeFabrice Nicolino, « Le crime est presque parfait » 2019 ; La crédibilité de l’expertise scientifique - Enjeux et recommandations du Conseil scientifique de l’ANSES. , et l’Agence a annoncé confier à l’Inserm (ndlr, Institut national de la santé et de la recherche médicale) de nouvelles recherches : l’expertise collective « Pesticides et Santé » de cet institut compte donc un chapitre sur les SDHIInserm. Pesticides et effets sur la santé : Nouvelles données. Collection Expertise
collective. Montrouge : EDP Sciences, 2021.
. L’Anses a ensuite lancé le groupe de travail, avec un appel à candidatures auquel j’ai participé.

Vous avez donc rejoint le groupe de travail en tant que spécialiste, avec d’autres, des mitochondries. Quel regard portez-vous sur la conduite des travaux du GT ? L’un des sept avis divergents que vous avez rédigés sur le GT dénonce par exemple un fort déséquilibre entre la littérature financée par l’industrie, et la littérature académique.

L.H : Tout d’abord, je ne ferai pas une distinction des articles scientifiques uniquement selon leur financement, puisque cela dépasse ce seul sujet. Dans la science, des personnes qui défendent une certaine forme de connaissances ne sont pas directement financées par l’industrie : elles sont simplement dans un modèle de science réglementaire, persuadées que ce modèle est le bon pour permettre l’accès à un certain nombre d’outils, qu’il faut réglementer et maîtriser le risque.

Concernant le GT, il a selon moi rapidement pris la tournure d’une confrontation : j’ai senti très tôt que ce qu’ils voulaient, c’était que rien ne change. L’expertise a été lancée en septembre 2020, avec deux objectifs : prendre connaissance de la littérature scientifique sur la mitotoxicité, et à partir de là regarder dans les dossiers réglementaires si les atteintes mitochondriales y étaient prises en compte.

Pour travailler efficacement sur la mitochondrie d’une part et d’autre part bien regarder les dossiers – il y en avait quinze, et nous n’étions pour la plupart ni régulateurs ni spécialistes de la réglementation –, nous avions toutefois besoin de temps et de formation pour, par exemple, comprendre les tests ou ce qui se cachait derrière certains tableaux. Il s’agissait d’un travail colossal, avec des documents très indigestes, et notre calendrier était trop serré : le rapport était attendu pour septembre suivant.

J’ai donc fait une première réclamation au responsable du groupe et à la direction de l’Agence en mai 2021, si mes souvenirs sont bons. Une réunion a été annulée dans la foulée, et la direction a adressé un message aux membres du GT pour expliquer qu’un “élément perturbateur”, à savoir moi, n’était pas en accord avec les modalités de l’expertise. Après un rendez-vous avec la direction pour expliquer ma vision de l’expertise, notre mandat a finalement été prolongé et nous avons réellement pu mener l’étude bibliographique sur la mitochondrie.

Les réunions restaient très difficiles à vivre, dans la continuité des entretiens que nous avions eus en tant que lanceurs d’alerte, mais j’estime qu’à partir de là, nous avons réalisé un an de travail de qualité, c’est-à-dire que tout le monde a vraiment cherché d’une part à bien faire la littérature bibliographique et d’autre part à bien examiner les dossiers. Il y a évidemment eu des débats, mais une des expertes du GT est parvenue à faire comprendre la particularité de la mitotoxicité, et nous avons pu produire un rapport en novembre 2022 que j’estimais convenable.

Un aboutissement de ce travail consistait en un tableau transversal avec tous les SDHI, et l’ensemble de leurs effets adverses sur tous les organes. L’idée était de rédiger des parties transversales, par exemple lister les impacts de chaque SDHI sur le foie, et interpréter ces données au regard du blocage de la SDH. Cette matrice était très puissante, puisque ça mettait en évidence quasiment tous les effets communs évoquant les signatures de ce blocage.

L’affrontement a repris à partir du moment où nos rapports se sont trouvés dans les mains des deux comités d’experts spécialisés, celui sur les VTR (ndlr, valeurs toxicologiques de référence) et celui sur les pesticides. Leurs retours, en substance, c’était : pourquoi parlez-vous de mitochondries ?

Les modifications qu’ils ont apportées dans le rapport ne reflétaient plus du tout notre travail, et c’est à ce moment-là que les démissions ont commencé à survenir et que l’on nous a demandé de revoir nos analyses. La partie transversale qui mettait en évidence les points communs a été, pour sa part, déplacée en annexe en tant que contribution personnelle, alors qu’elle était le fruit d’un travail collégial.

« Il est possible de se concentrer sur l’écart entre science réglementaire et science académique, mais le problème touche bien plus à la structuration de l’expertise : qui met-on comme président, ou sous quelle tutelle met-on les comités ? »

Et ce qui s’est passé, puisque nous commencions à être hors délai du fait qu’il y avait des objections, c’est qu’ils ont commencé à modifier les conclusions de 2022. Ils ont multiplié les visioconférences pour avancer sur les points où il n’y avait pas d’accord, par exemple sur la perturbation endocrinienne. C’était un chapitre essentiel mettant en évidence certains effets des SDHI en la matière, et qui aurait donc dû déboucher sur une alerte car la perturbation endocrinienne peut entraîner la suspension d’une substance.

Au début, on nous disait que cela serait mis en avant dans le rapport pour que les groupes dédiés de l’Agence s’en saisissent. Mais cette partie était remise sans cesse à l’ordre du jour des réunions, jusqu’à ce que suffisamment de personnes soient absentes pour voter le retrait de certaines parties ou leur mise en annexe. La partie sur la perturbation endocrinienne n’était donc plus du tout mise en avant et, pour moi, ça a été l’un des éléments les plus graves sanitairement.

Pourquoi ne pas avoir démissionné du GT ?

L.H : Toutes les parties que j’avais rédigées auraient disparu du rapport. A la fin du GT, je travaillais seulement sur les avis divergents. Je pense qu’il n’y en a jamais eu autant dans une expertise mais si j’étais partie, ils auraient disparu aussi. D’ailleurs, la contribution de Frédéric Bouillaud a disparu.

Concernant le signalement que j’ai fait, sur la conduite de l’expertise, j’ai demandé la saisie du comité de déontologie, et à ce jour, rien n’a été fait : cela fait un an et demi.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la structuration de ce type d’expertise ? Est-ce que vous retenteriez l’expérience pour d’autres substances actives ?

Une collègue sociologue a étudié comment le glyphosate était réautorisé malgré des dossiers réglementaires accablants : elle parle d’ossification de la scienceAlice Livingston-Ortolani, www.pesticides-knowledge.com, 24-25 octobre 2024. Je trouve ce mot assez fort, puisque je l’ai vécu de l’intérieur, mais on peut le voir de façon assez simple. Il suffit de devoir expliquer un réseau social à son arrière-grand-mère, et j’ai l’impression que quand nous expliquions la mitochondrie, et la toxicité des SDHI sur les mitochondries, on nous parlait du Minitel. C’est une image, bien sûr, mais cela résume en quelque sorte le problème : l’expertise, telle qu’elle est construite, ne prend pas en compte les connaissances scientifiques récentes.

On retrouve cette faille dans tout le système d’évaluation des risques des pesticides en Europe et, a fortiori, en France.

Oui, même si les SDHI ont tout de même une particularité : nous connaissons les effets cliniques du blocage de la SDH chez l’homme. C’est un pan de la littérature extrêmement solide. Les critiques que nous avons reçues étaient aberrantes, nous renvoyant que les maladies génétiques liées à la SDH n’avaient rien à voir avec une inhibition chimique, alors que des validations pharmacologiques et génétiques sont systématiquement faites.

Vous avez continué, même après le GT, à travailler sur les SDHI en tant que coordinatrice du réseau scientifique Holimitox, qui « propose une approche interdisciplinaire de l’évaluation des principaux pesticides mitotoxiques », et rassemble à cet effet 16 laboratoires de recherche spécialisés en économie, en santé publique, en biodiversité ainsi qu’en environnement. Lors de la présentation des principaux résultats de ce réseau, le 7 novembre 2024, certains échanges avec des représentants de l’Anses ont témoigné des difficultés pour faire entrer les connaissances scientifiques produites dans le corpus règlementaire. Sous quelles conditions pourrait-on, selon vous, débloquer ce verrou ?

L.H : Le travail d’Holimitox n’est pas encore conclu, et certains résultats sont encore en cours d’évaluation par les pairs, c’est-à-dire qu’ils attendent d’être acceptés par des revues à comité de lecture. Lorsque ce sera chose faite, nous ferons évidemment valoir ces publications auprès de l’Anses, mais également au niveau européen.

Mais en ce qui me concerne, c’est l’ultime tentative. Cela fait longtemps qu’on discute avec eux de la création de ce réseau, de son travail et de la co-construction interdisciplinaire, ce qui me semble être la meilleure façon de procéder pour appuyer au mieux la réglementation et les politiques publiques. Si cela ne marche pas, je ne sais plus comment faire…

Pourtant, en tant que toxicologue, plus il y a de substances chimiques, plus ma carrière peut être bonne. Je peux toujours dire qu’il faut plus de connaissances et demander des financements pour mener des recherches, mais je ne veux plus faire de la toxicologie humaine isolée : je pense que produire des connaissances sur les effets toxiques des pesticides ne suffit pas, et qu’il faut travailler en interdisciplinaire.

Avec Holimitox, nous avons comblé des territoires de connaissances lacunaires, par exemple en développant des méthodes de dosage ou en baissant les limites de détection pour bien caractériser l’exposition. Nous avons aussi décrit l’usage agronomique des SDHI, identifier leur utilité et comment s’en passer. Nous avons également créé un modèle prédictif pour la toxicité chez la souris, développé des approches systémiques avec les poissons, les abeilles, les cellules humaines… La réglementation, nous l’avons étudiée. L’épidémiologie pour les agriculteurs, idem, mais comme l’a dit Pierre LebaillyMaître de Conférences en Santé publique à l’université de Caen-Normandie, nous n’en sommes qu’à quinze ans d’exposition, donc nous compterons les malades à nouveau dans cinq ans.

Il ne reste pour moi qu’une problématique essentielle à creuser, à savoir l’impact de l’exposition aux pesticides SDHI sur l’efficacité des traitements anticancéreux. Ce sera un problème majeur de santé publique car si je résume, ignorer la mitotoxicité des pesticides contribue non seulement à produire des cancers liés au blocage de la SDH, mais rendrait également ces cancers plus compliqués à traiter.

Comme vous le disiez, les pesticides SDHI ont un mode d’action spécifique qui est ignoré lors des tests réglementaires d’évaluation des risques. Dans quelle mesure ce phénomène peut-il être étendu à d’autres familles de substances actives ?

L.H : Dès qu’on plonge le nez dans un dossier sur les pesticides, un problème surgit. Mais disons que les SDHI forment, pour moi, le cas le plus évident où le principe de précaution pourrait s’appliquer.

Concernant les autres dossiers, j’ai travaillé sur un certain nombre d’autres pesticides, comme le glyphosate, le prosulfocarbe et le chlortoluron. Les travers sont les mêmes : la qualité des études, la bibliographie et les modes d’action qui sont écartés… C’est une routine qui marche bien. Et dans les cas où les études ne sont pas recevables, des autorisations peuvent quand même être accordées, et des VTR fixées.