Sauver les abeilles locales de toute urgence
Apis mellifera est l’abeille à miel naturellement présente en Europe depuis des millénaires. Au fil de l’évolution, elle s’est décliné en plusieurs sous-espèces d’abeilles1 locales qui ont acquis des capacités inégalées de pollinisation et d’adaptation à l’environnement. Ces qualités font d’elles, dans leur aire naturelle de répartition, les pollinisateurs les plus performants des plantes sauvages ainsi que des cultures. Ces abeilles sont aujourd’hui menacées par les pratiques de l’agriculture conventionnelle : usage des pesticides, monocultures à perte de vue, et destruction des haies qui raréfie les ressources florales… Pour compenser les pertes dans leurs cheptels, les apiculteurs ont recours à des importations d’abeilles originaires de pays variés. Celles-ci s’hybrident avec les abeilles locales rescapées, mais créent des nouvelles générations hybrides2 inadaptées à leurs nouvelles conditions de vie, ce qui accélère encore le déclin des populations. L’extinction de ces abeilles locales signerait la perte de maillons indispensables de nos écosystèmes.
On compte aujourd’hui 28 sous-espèces d’abeilles à miel (Apis mellifera) qui se sont développées au quatre coins de l’Europe, de l’Irlande à la Grèce, en passant par l’Italie et jusqu’aux îles Canaries. À une échelle plus fine, on dénombre encore une multitude d’écotypes locaux. Chacun a été modelé par la sélection naturelle pour supporter ici des hivers longs et rigoureux, ou là des sécheresses estivales intenses, pour butiner ici du thym et de l’eucalyptus ou là des bruyères et du trèfle1.
Ainsi, l’abeille des Landes a adapté son cycle de butinage à l’apparition de la bruyère au mois d’août, tandis que l’abeille normande profite des fleurs de pommier dès le mois d’avril ; en région méditerranéenne, en Provence ou en Corse, l’écotype local pond moins en été, mais il présente un second pic de ponte à l’automne.
Mais partout, ces abeilles locales sont en voie de disparition.
À cause de pratiques agricoles et apicoles délétères, les abeilles locales se meurent. Partout en Europe, elles présentent déjà entre un tiers et deux tiers d’ADN exogène. Ces nouvelles générations hybrides sont souvent incapables de butiner les variétés de fleurs locales ou de supporter des climats auxquels elles ne sont pas habituées. Fragilisées, elles résistent encore moins que leurs aînées aux assauts des pesticides, du changement climatique, des parasites et autres maladies.
« C’est une catastrophe, affirme Lionel Garnery, spécialiste français de la génétique des abeilles au CNRS. Aujourd’hui, les apiculteurs ne savent plus quel type d’abeilles ils ont dans leurs ruches. Il n’y a pratiquement plus de souches d’abeilles locales pures et donc on est en train de perdre les principales caractéristiques d’adaptation de nos abeilles au climat et à l’environnement. »
Depuis une trentaine d’années, en France et aux quatre coins de l’Europe, des scientifiques alertent sur cette situation critique, et des groupes d’amoureux des abeilles locales se sont formés pour défendre ces précieux pollinisateurs. Ils ont créé des conservatoires : des zones où ils tentent de protéger les écotypes locaux d’abeilles mellifères, où ils essayent d’élever des colonies locales à l’abri des abeilles d’importation. Mais ces conservatoires ne bénéficient d’aucun statut officiel. Ils sont donc à la merci de l’introduction d’abeilles et de reines étrangères qui peuvent à tout moment mettre à mal des années de travail de protection et menacer la survie des dernières populations d’écotypes locaux d’Apis mellifera.
Il existe une dizaine de conservatoires de l’abeille noire en France, gérés par des associations locales d’apiculteurs. Leur cahier des charges interdit bien sûr l’introduction volontaire de reines ou de colonies étrangères dans ces zones et les apiculteurs y privilégient des pratiques à l’écoute des besoins naturels des abeilles.
Quand ils sont menés loin des zones d’agriculture intensive, ou dans des lieux isolées, ces programmes de conservation portent largement leurs fruits. Dans des zones protégées de Norvège ou d’Écosse, ou encore sur l’île de Groix3, on trouve, les populations d’abeilles noires parmi les plus pures d’Europe5,6.
Mais ces conservatoires ne perdurent que grâce à la volonté farouche des passionnés qui les font exister. Et leur bonne volonté ne suffit plus alors que de nombreux apiculteurs, confrontés à la mortalité massive de leurs colonies, tentent d’y remédier en important des abeilles étrangères. Et que ces abeilles importées peuvent à tout moment venir s’hybrider avec les populations d’abeilles locales.
POLLINIS, avec l’aide de ses donateurs, vient en aide à ces structures associatives fragiles que sont les conservatoires d’abeilles locales4. Mais seule la loi peut leur donner une existence officielle, y interdire l’installation ou la transhumance de colonies non indigènes et imposer des sanctions dissuasives à celles et ceux qui transgresseraient ces règles. C’est pourquoi POLLINIS milite auprès des institutions à Bruxelles et en France pour obtenir une protection juridique des conservatoires. Notre démarche, soutenue par des dizaines de milliers de citoyens, a déjà permis la prise en compte de cette question par le Parlement européen5. Aujourd’hui, c’est un engagement de la Commission européenne6, organe exécutif de l’Union, et un engagement de chaque État membre, qui est nécessaire pour transformer en acte cette volonté de sauver les abeilles locales, exprimée par les citoyens et leurs représentants.
Dès 2015, POLLINIS a initié la création de la Fédération européenne des conservatoires de l’abeille noire7. POLLINIS continue aujourd’hui de soutenir et d’animer cette communauté d’une dizaine de conservatoires qui partagent l’ambition de sauver les écotypes d’abeilles locales.
Pour élargir ce mouvement et renforcer son poids auprès des politiques et des institutions, POLLINIS a depuis réuni une vaste coalition qui rassemble désormais près de 50 associations, scientifiques et apiculteurs engagés à travers toute l’Europe. Ensemble, ils ont signé une déclaration de principe8 dans laquelle ils réclament de toute urgence, à l’échelle européenne et à celle de chaque État membre, la mise en œuvre de mesures nécessaires pour sauvegarder les sous-espèces d’Apis mellifera et notamment l’instauration d’une protection juridique des zones conservatoires.
Aujourd’hui, plus de 310 000 citoyens soutiennent cette initiative et ont notamment signé la pétition lancée par POLLINIS en ce sens.