Pesticides / Néonicotinoïdes
Néonicotinoïdes cachés : le jeu de dupes de l’industrie agrochimique
Alors que l’Europe commençait à interdire les néonicotinoïdes, l’industrie agrochimique est parvenue à faire homologuer des insecticides au mode d'action pourtant équivalent, en inventant de nouvelles catégories. Sulfoxaflor et flupyradifurone : les « néonicotinoïdes cachés » sont tout aussi toxiques pour l'environnement et les pollinisateurs.
Alors que pointait en Europe des interdictions contre certaines molécules néonicotinoïdes, les firmes agrochimiques ont mis au point de nouvelles substances actives pour leur succéder et pallier le manque à gagner colossal que représenterait la fin de ces insecticides, les plus utilisés sur les grandes cultures en Europe. De nouveaux « tueurs d’abeilles » sont ainsi arrivés sur le marché, habilement homologués sous une autre appellation, mais tout aussi dévastateurs pour la biodiversité et les pollinisateurs.
Les néonicotinoïdes cachés : qu’est-ce que c’est?
Deux nouveaux types d’insecticides ont ainsi vu le jour dans le courant des années 2010 pour traiter les cultures maraîchères, fruitières et céréalières : le sulfoxaflor, fabriqué et commercialisé par la multinationale américaine Dow Chemical sous les noms de Closer et Transform France, et le flupyradifurone, propriété du géant allemand Bayer, sous l’étiquette Sivanto.
Épandage de pesticides dans un champ de colza en Normandie. ©Photoagriculture / Shutterstock
Stratégiquement, les firmes ont défini elles-mêmes les catégories auxquelles devaient appartenir ces nouvelles substances (sulfoximines et buténolides), afin qu’elles ne soient pas considérées comme des néonicotinoïdes. Cette classification opportune pour l’agrochimie est contestée par des chercheurs indépendants qui estiment que le sulfoxaflor et la flupyradifurone devraient être considérés comme des néonicotinoïdes de quatrième générationP. Cutler et al., 2012. Investigating the mode of action of sulfoxaflor: a fourth‐generation neonicotinoid.
Pest Management Science.Bonmatin, 2017. Néonicotinoïdes : Vers une interdiction totale ? p.34.Actes de conférence.
Qualifiées de « néonicotinoïdes cachés », « nouveaux néonicotinoïdes » ou encore « néonicotinoïdes nouvelle génération », ils présentent le même mode d’action que les néonicotinoïdes : ils agissent sur le système nerveux central des insectes en provoquant une excitation constante des récepteurs nicotiniques à l’acétycholine (nAChRs), ce qui amène à la paralysie puis à la mort.
Tout comme les néonicotinoïdes, ces insecticides agissent de manière non ciblée, touchant un large spectre d’organismes, notamment les abeilles et les pollinisateurs. Ce sont également des pesticides dits « systémiques », souvent commercialisés sous forme de semences enrobées (les graines sont enduites du produit) : les molécules sont alors transportées par la sève de la plante au fur et à mesure de sa croissance, jusque dans le pollen et le nectar des fleurs. Utilisés de cette façon, ils sont équivalent à un traitement préventif, et non curatif : la substance active se retrouve dans l’environnement, et ce même si aucune attaque de ravageurs ne devait se produire au cours de la croissance de la plante.
Quels sont leurs effets ?
Aux États Unis, le département d’agriculture du Minnesota reconnaît la forte toxicité du sulfoxaflor sur les pollinisateurs, les abeilles étant en première ligne, et le considère comme agent potentiellement cancérigène pour l’hommeMinnesota Department of Agriculture, 2013. Sulfoxaflor,
New Active Ingredient Review.. Comme la plupart des insecticides, le sulfoxaflor se dégrade dans le sol, et les résidus (métabolites) restent présents dans l’environnement. Selon l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis L’Environmental Protection Agency (EPA) est une agence indépendante du gouvernement américain qui œuvre à la protection de la santé humaine et de l’environnement, notamment en participant à l’élaboration des lois environnementales par le Congrès., ces métabolites peuvent se retrouver dans les eaux de surfaces ainsi que dans les nappes phréatiques, et par conséquent dans l’eau potable.
Certains de ces métabolites présentent par ailleurs des durées de vie beaucoup plus longues et des niveaux de toxicité plus élevés que la molécule mère du sulfoxaflor. Chez certains insectes comme chez les aphids de la pêche verte (Myzus persicae), il est prouvé que la toxicité du sulfoxaflor est au moins égale, sinon supérieure, à celle des néonicotinoïdesWatson GB. et al., 2011. Novel nicotinic action of the sulfoximine insecticide sulfoxaflor.Insect Biochemistry and Molecular Biology. . En septembre 2015, les États-Unis interdisent la commercialisation du sulfoxaflor sur le sol américain, mais cette interdiction est révoquée en 2019 par l’Environmental Protection Agency (EAP), sous l’impulsion dérégulatrice du président Donald TrumpL’Environnemental Protection Agency a expliqué ce revirement par la publication de nouvelles études expliquant que le sulfoxaflor ne présente pas de danger pour les abeilles. Problème : ces études ont été financées principalement par des firmes agro-chimiques. . Néanmoins, en janvier 2021, la justice américaine interdit une nouvelle fois l’usage du sulfoxaflor.
Le flupyradifurone est lui aussi reconnu pour avoir une forte toxicité sur les pollinisateurs, notamment les abeilles. En effet, des études scientifiques estiment que le pollen et le nectar des fleurs cultivées contiendraient de hautes doses de résidus de flupyradifuroneNauen et al., 2015. Flupyradifurone: A brief profile of a new butenolide insecticide. Pest management science.. À une dose supérieure à 1,2 microgrammes, la molécule est considérée comme extrêmement toxique pour l’abeille Sierra Club Canada Foundation, 2014.Response to Health Canada’s Proposed Registration Decision for the systemicticide Flupyradifurone. . Par ailleurs, le traitement en parallèle avec des fongicides de la famille des azoles induit un phénomène de synergie, entraînant une toxicité 116 fois supérieure par voie de contact et 6 fois supérieure par voie oraleJohnson et al., 2013. Acaricide, fungicide and drug interactions in honey bees.
PLoS One. . Sur les étiquettes de ce produit, Bayer notifie qu’il est interdit de le mélanger avec des fongicides mais les pollinisateurs peuvent être exposés à ces différents pesticides en butinant diverses plantes contaminées.
Législations française et européenne sur les néonicotinoïdes cachés
En 2015, la Commission européenne a successivement autorisé la mise sur le marché, pour une durée de dix ans, le sulfoxaflor et le flupyradifurone. Le sulfoxaflor a obtenu le feu vert de l’autorité sanitaire européenne (EFSA), alors que son fabricant Dow Agro Science n’avait présenté aucune étude d’impact fiable de ses effets sur les abeilles.
Pourtant, depuis 2013, un moratoire de l’Union européenne impose des restrictions à l’utilisation de trois néonicotinoïdes (clothianidine, thiametoxame, et imidaclopride), jugés responsables de la disparition massive des abeilles en Europe et dans le monde. En 2018, l’Union européenne a confirmé cette décision en généralisant ce moratoire à toutes les cultures de plein champ (l’usage sous serre de ces trois produits restant autorisé).
En mars 2019, suite à l’accumulation de preuves faisant état des effets délétères du sulfoxaflor et du flupyradifurone sur les insectes et la biodiversité, le Parlement européen a demandé à la Commission européenne d’interdire sans délai les substances actives appartenant à la catégorie des néonicotinoïdes et les substances qui ont les mêmes effets. En janvier 2021, la Commission européenne a entamé son processus de révision de l’autorisation de mise sur le marché du sulfoxaflor, à l’issue duquel le produit pourrait être enfin interdit.
Parallèlement, en France, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES) a autorisé en septembre 2017 la commercialisation des produits contenant du sulfoxaflor et du flupyradifurone. Deux mois plus tard, le tribunal administratif de Nice ordonnait la suspension des autorisations de mise sur le marché par l’ANSES en invoquant le respect du principe de précaution en l’absence de données relatives aux conséquences de ces produits sur les pollinisateurs.
En octobre 2018, est promulguée la « loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous », dite loi EGalim : grâce à la mobilisation des ONG environnementales, elle interdit les substances actives présentant des modes d’action identiques à ceux de la famille des néonicotinoïdes. Aussi, en novembre 2019, le tribunal administratif de Nice annule les autorisations des produits contenant du sulfoxaflor et du flupyradifurone en raison des risques importants de toxicité qu’ils présentent pour les pollinisateurs, décision confirmée dans la foulée par l’ANSES qui décide du retrait de ces produits du marché. Le 30 décembre 2019, le sulfoxaflor et le flupyradifurone, identifiés comme substances dont les effets sont similaires à ceux des néonicotinoïdes, sont définitivement interdits par décret.
Mais le 17 mars 2020, la société Dow AgroSciences, filiale de la multinationale américaine Dow Chemical, a saisi la Cour administrative d’appel de Marseille afin d’obtenir l’annulation de l’interdiction de deux insecticides qu’elle commercialise en France, le Closer et le Transform, contenant du sulfoxaflor.
Le combat de POLLINIS
Depuis sa création, POLLINIS lutte pour convaincre les pouvoirs publics de légiférer contre les néonicotinoïdes, notamment en lançant une pétition citoyenne afin de faire pression sur le Parlement européen pour qu’il porte l’affaire devant la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) pour violation du règlement CE n°1107/2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et la protection des abeilles et pollinisateurs, et faire annuler l’autorisation du sulfoxaflor et du flupyradifurone. De nombreux députés européens ont été saisis par l’association et sa pétition a recueilli près de 400 000 signatures. En février 2021, POLLINIS et les associations Générations futures et Justice pesticides ainsi que le Syndicat national d’apiculture (SNA) et l’Union nationale de l’apiculture française (UNAF) ont adressé une lettre à Julien Denormandie, ministre de l’agriculture, et Barbara Pompili, ministre de la transition écologique, pour leur demander de peser sur les instances européennes pour qu’elles interdisent définitivement le sulfoxaflor. En effet, la Commission européenne a entamé en début d’année son processus de révision de l’autorisation de mise sur le marché de ce produit.
Sur le front français, POLLINIS s’est mobilisée contre l’autorisation de mise sur le marché du sulfoxaflor par l’ANSES dès 2017. En octobre 2019, à l’occasion de la consultation publique sur le projet de décret listant les substances actives présentes dans les produits phytopharmaceutiques et présentant des modes d’actions identiques à ceux de la famille des néonicotinoïdes initiée par le ministère de la Transition écologique, POLLINIS a exhorté le gouvernement français à ne pas céder aux pressions des entreprises de l’agrochimie : une victoire puisque le sulfoxaflor et le flupyradifurone ont été interdits par décret en décembre 2019.
Mais le combat n’est pas définitivement gagné puisque la firme Dow AgroSciences a déposé un recours de auprès de la justice française réclamant la réautorisation de ces deux insecticides. L’association continue son travail à Bruxelles pour convaincre la Commission européenne de bannir une fois pour toutes le sulfoxaflor, ainsi que toutes les substances qui contribuent à l’extinction en cours des pollinisateurs et mettent ainsi en péril l’ensemble de la biodiversité.