Pesticides / SDHI

Boscalid : POLLINIS remporte une bataille contre l’agrochimie devant le Tribunal de l’UE

Ce 19 novembre, le Tribunal de l’Union européenne a recadré les pratiques abusives de la Commission européenne permettant de prolonger la mise sur le marché des pesticides, même après l’expiration de leur autorisation. Un système qui permet au boscalid – un fongicide de la famille des SDHI, toxique pour les abeilles – d'être commercialisé sans nouvelle évaluation des risques, et malgré l’expiration de son autorisation en 2018. Entretien avec l’avocat Antoine Bailleux, pour comprendre la portée de la décision du Tribunal.

Date : 21 novembre 2025
Photo de l'avocat de POLLINIS Antoine Bailleux.

POLLINIS vient de remporter un important bras de fer judiciaire face à la Commission européenne et l’agrochimie. Ce 19 novembre, le Tribunal de l’Union européenne a rendu sa décision, dans le cadre d’un recours déposé par l’ONG contre la prolongation de l’autorisation de mise sur le marché d’un pesticide particulièrement toxique pour les abeilles, le boscalid. 

Dans son arrêt, le Tribunal rappelle la Commission européenne à l’ordre, en posant de sérieuses limites à l’utilisation du mécanisme de prolongation de l’autorisation des pesticides. Une victoire pour POLLINIS, que nous détaille l’avocat de l’ONG dans cette affaire, Antoine Bailleux.

Un peu de contexte…

Depuis 2018, le boscalid – une substance active de la famille des SDHILes SDHI sont des pesticides utilisés pour lutter contre le développement de champignons et moisissures dans les cultures. Les substances de la famille des SDHI empêchent la production de la succinate déshydrogénase (SDH, d’où vient l’appellation “SDHI”), une enzyme qui participe à la respiration cellulaire. – est toujours commercialisé en Europe, malgré l’expiration de son autorisation de mise sur le marché et en dépit de l’accumulation d’études scientifiques prouvant sa toxicité, notamment pour les abeilles. Un scandale rendu possible par un système bien rodé, qui permet à la Commission européenne de prolonger l’autorisation d’un produit par dérogation, en attendant que sa demande de réapprobation soit traitée.

 

Pensé pour octroyer des dérogations temporaires et de courte durée, ce dispositif permet en réalité à des substances comme le boscalid de rester autorisées de longues années, sans nouvelle évaluation des risques. Pour s’opposer à ces abus, POLLINIS a décidé, en février 2023, d’attaquer la cinquième prolongationLes associations ne pouvant pas attaquer directement les prolongations d’autorisation, POLLINIS a dû procéder en deux étapes. À l’été 2022, l’ONG a adressé une demande de réexamen de la 5ème prolongation d’autorisation du boscalid à la Commission européenne. Cette demande a été rejetée. C’est cette décision de rejet du réexamen que POLLINIS a attaqué en justice. délivrée par la Commission au fongicide.

 

L’audience sur ce recours s’est tenue le 20 février 2025. Face à POLLINIS, la Commission était soutenue par le Parlement et le Conseil de l’Union européenne, mais aussi par le géant de l’agrochimie BASF – qui produit des fongicides à base de boscalid – et par le lobby européen des pesticides CropLife. Aux côtés de POLLINIS, les ONG PAN Europe et Aurelia Stiftung étaient également présentes, dans le cadre de recours contre la prolongation de l’autorisation de deux autres substances, respectivement la dimoxystrobine et le glyphosate.

Dans son arrêt du 19 novembre, le Tribunal de l’Union européenne donne raison à POLLINIS. Il annule une décision de la Commission européenne, qui avait refusé notre demande de réexamen d’une prolongation d’autorisation d’un pesticide particulièrement toxique pour les abeilles, le boscalid. Il rappelle aussi à la Commission le caractère “provisoire” et “exceptionnel” des prolongations.

Concrètement quelles pourraient être les conséquences de la décision du Tribunal ?

L’arrêt du Tribunal de l’UE va obliger la Commission européenne à revoir chaque extension d’autorisation de mise sur le marché d’une substance active. Pour vérifier si, d’une part, celle-ci est strictement nécessaire à l’achèvement du processus de réévaluation et si, d’autre part, l’entreprise qui a demandé la réapprobation n’est pas au moins en partie responsable du retard pris dans le traitement de son dossier. 

C’est donc une petite révolution pour la Commission, mais aussi pour les États membres, qui vont être davantage suivis dans leur respect du calendrier des évaluations qui leur sont confiées. L’idée, c’est d’en finir avec la pratique des extensions d’autorisation successives qui, mises bout à bout, sont parfois plus longues que la période d’approbation initiale.

Le boscalid n’est pas un cas isolé. Dans un rapport publié en 2023, POLLINIS décomptait 119 pesticides de synthèse bénéficiant d’une prolongation de leur autorisation, sur les 453 substances actives autorisées dans l’Union européenne. 

Est-ce qu’on peut parler d’un usage détourné, systématisé, de ces prolongations d’autorisation ?

Absolument. Ce mécanisme a été conçu en ayant à l’esprit que les retards dans l’examen des demandes de réapprobation des substances actives seraient exceptionnels et de courte durée. Le Parlement européen et le Conseil n’avaient certainement pas imaginé que ces retards deviendraient la règle et que certaines substances, dont la toxicité est parfois bien documentée, prendraient plus de dix ans à être réévaluées !

Le règlement européen ne prévoit pas explicitement de limitation dans le temps de ce mécanisme d’extension d’autorisation, et c’est bien là le problème. Dès lors, pour respecter le principe de précaution, nous estimons que la Commission devrait s’abstenir de prolonger l’approbation d’une substance active lorsqu’il apparaît, notamment sur la base de la littérature scientifique indépendante, que celle-ci ne remplit plus les critères d’approbation. 

De cette façon, la Commission éviterait de faire porter sur la santé des gens et des écosystèmes le risque qu’au bout de l’évaluation, on réalise que cette substance a des effets nocifs et n’aurait jamais dû être mise sur le marchéDans son rapport de 2023, POLLINIS pointe d’ailleurs que 35 substances ayant bénéficié de prolongations successives depuis 2011 ont finalement été interdites à l’issue du traitement de leur demande de renouvellement, en raison de leur toxicité..

Au-delà de cet usage systématisé des prolongations d’autorisations, le Tribunal de l’UE semble aussi pointer un autre abus. En théorie, pour bénéficier d’une prolongation, le retard dans l’examen du renouvellement de l’autorisation de mise sur le marché ne doit pas être imputable au fabricant du pesticide. 

Dans son arrêt, le Tribunal rappelle cette règle à la Commission, en lui demandant de bien “examiner de manière objective et concrète le rôle du demandeur dans les retards observés”. Ce n’était pas la pratique de la Commission jusqu’à présent ?

Absolument pas. Actuellement, dès que l’État membre chargé de l’évaluation d’une substance considère – au terme d’un examen purement formel et sommaire – que le dossier soumis par l’industrie est complet, celle-ci est considérée comme n’ayant aucune part de responsabilité dans le retard occasionné. Même lorsqu’il s’avère par la suite que les données transmises par le fabricant étaient lacunaires ou de pauvre qualité.

L’arrêt du Tribunal de l’UE pourrait inciter les États membres à être un peu plus rigoureux dans leur contrôle de la recevabilité des dossiers qu’ils sont chargés d’étudier. 

Mais surtout, avant d’octroyer une extension d’autorisation, il appartiendra à la Commission de vérifier si des demandes d’informations supplémentaires ont été adressées aux fabricants, que ce soit par l’État membre rapporteur ou par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Si ces demandes d’informations sont dues à des lacunes dans le dossier fourni par l’industriel, alors la Commission devra conclure que le demandeur a contribué au retard dans le traitement de son dossier. Dès lors, aucune extension ne peut être octroyée.

Justement, dans le cas du boscalid, POLLINIS a eu accès à des documents de l’EFSA qui prouvent que l’agence a formulé 122 demandes de compléments d’informations à la firme BASF. Cela laisse penser que le dossier initial fourni par le fabricant était très incomplet. 

Peut-on y voir une stratégie délibérée, de la part de BASF, pour ralentir la procédure ?

Rien ne permet de l’affirmer. Ce qui est en revanche certain, c’est que la demande d’informations complémentaires adressée à BASF était particulièrement étoffée…

Le 13 février dernier, lors de l’audience sur ce recours, vous avez plaidé avec, face à vous, des avocats représentant les institutions européennes, mais aussi des avocats de BASF et de CropLife, le lobby de l’agrochimie en Europe. 

Selon vous, que traduit cette forte représentation de l’agrochimie à l’audience ? Ce type de recours, qui dénoncent une importante faille dans la réglementation européenne sur les pesticides, inquiètent-ils ?

Cela fait seulement quelques années que les associations environnementales sont habilitées à contester la légalité des mesures d’approbation ou de prolongation de substances actives, et encore, seulement de manière indirecte. Forcément, je suppose que cela suscite de l’inquiétude du côté des industriels. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’ils interviennent aux côtés de la Commission pour défendre un mécanisme qui est favorable à leurs intérêts. 

Cela n’est toutefois pas sans risques pour les associations environnementales qui, en cas de défaite, peuvent être condamnées à payer les frais d’avocats des entreprises ayant soutenu la Commission. Comme vous l’imaginez, une telle situation risque de dissuader les associations d’utiliser leur droit d’accès à la justice en matière environnementale. Heureusement, il leur est possible de demander au juge européen de réduire les sommes qui leur sont réclamées si celles-ci sont excessives.