Protéger notre droit à l'information sur l'environnement et la santé
Depuis le scandale des LuxLeaks en 2014, ces accords fiscaux secrets entre le Luxembourg et des multinationales, la protection des lanceurs d’alertes en Europe fait l’objet d’intenses débats, dans lesquels s’affrontent les intérêts commerciaux des entreprises et la liberté d’informer les citoyens. La transposition en droit français de deux directives européennes en 2018 et en 2022 montre à quel point les intérêts privés tendent à limiter la marge de manœuvre des associations de défense de l’environnement qui souhaitent informer les citoyens.
En 2016, l’Union européenne s’est ainsi dotée d’une loi visant à mieux protéger les informations stratégiques des entreprises. Sous couvert de donner aux firmes européennes les outils juridiques nécessaires pour se prémunir contre le pillage industriel, le vol de brevet, la concurrence déloyale ou encore la contrefaçon, cette directive « secret des affaires » a ouvert une brèche dangereuse dans la protection de la liberté d’informer, et constitue une grave menace pour le droit fondamental à l’information.
Selon ce texte, le secret des affaires couvre toute information dont la « valeur commerciale » dépend du fait qu’elle soit tenue « secrète » par des dispositions « licites » et « raisonnables ». En adoptant cette définition extensive 1, la loi européenne permet de facto de criminaliser la diffusion d’une vaste partie des informations internes d’une entreprise. Et expose les personnes – salariés, journalistes ou lanceurs d’alerte – dénonçant des pratiques illégales ou contraires à l’éthique en matière fiscale, de santé publique, d’environnement ou encore de santé consommateurs, à des poursuites judiciaires.
La transposition obligatoire de cette directive en droit français n’a pas permis d’en corriger les faiblesses. Promulguée le 30 juillet 2018 2, la loi relative à la protection du secret des affaires a repris le cadre et les faiblesses de la directive européenne, sans y apporter les garde-fous nécessaires pour garantir la liberté d’informer ni restreindre la définition du « secret des affaires ».
Engagée aux côtés du collectif « Stop Secret des Affaires », POLLINIS a porté une pétition réunissant plus de 550 000 signatures pour demander de restreindre son application aux « seuls acteurs économiques » et a saisi le Conseil constitutionnel en ce sens. Sans succès.
En 2021, la France devait transposer une nouvelle directive européenne portant sur la protection des lanceurs d’alerte 3. Adoptée en 2019 au niveau européen, cette loi vise à contrebalancer les effets néfastes du texte sur le secret des affaires, et constitue une occasion unique d’instaurer un dispositif législatif protégeant réellement les personnes qui contribuent à divulguer des atteintes à l’intérêt général.
En donnant un fondement juridique aux poursuites contre la divulgation d’informations internes aux entreprises, la loi sur le secret des affaires facilite les procès baillons. Elle constitue une arme de dissuasion massive contre les personnes voulant porter à la connaissance des citoyens des scandales comme celui du Mediator, du bisphénol A, ou des affaires comme les Panama Papers ou LuxLeaks.
Le texte fait peser la charge de la preuve de leur bonne foi sur les journalistes, syndicalistes, salariés, lanceurs d’alerte, ONG, chercheurs et universitaires, les exposant à des procédures judiciaires longues. Et coûteuses, puisqu’il introduit aussi la possibilité de réparation du préjudice commercial. Avec ce moyen de pression financier, cette loi encourage l’autocensure et constitue une entrave à la liberté d’informer.
La notion de secret des affaires a notamment servi de base légale à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en septembre 2018 pour refuser la communication de documents liés au Levothyrox à l’avocat d’une association de malades de la thyroïde. La Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) s’y est aussi adossée pour refuser aux journalistes du quotidien Le Monde l’accès à des documents sur le contrôle des dispositifs médicaux dans le cadre de l’enquête sur le scandale des implants médicaux « Implant files » 4.
Le Monde a saisi dans la foulée le tribunal administratif de Paris contre cette décision, rejoint par POLLINIS et 35 autres associations. Le 15 octobre 2020, le tribunal administratif de Paris a émis un jugement en demi-teinte, en ordonnant la mise à disposition aux journalistes du Monde d’une partie seulement des documents demandés 5.
Face à ces dérives, une loi française de 2016 sur « la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique » instaurant un statut juridique pour les lanceurs d’alerte n’a pas joué son rôle de contrepoids. En imposant notamment le signalement interne auprès de l’employeur aux salariés témoins des dérives de leurs entreprises, cette loi dite « Sapin II » n’a pas été utilisée par les lanceurs d’alerte.
Pour corriger les déséquilibres engendrés par le secret des affaires, l’Union européenne s’est finalement dotée en 2019 d’une nouvelle directive pour protéger les lanceurs d’alerte. La France, à l’instar des autres pays européens, devait transposer le texte avant la fin de l’année 2021.
Ambitieuse, la proposition de loi française 6 corrigeait nombre des imperfections de la loi pionnière de 2016, et allait même plus loin que la directive de l’UE de 2019 qu’elle retranscrit. Principale avancée, les lanceurs d’alerte ne seraient plus astreints au signalement interne, et pourraient opter librement pour la divulgation publique des informations. Le texte élargissait également la définition du lanceur d’alerte, encadrait davantage la question du désintéressement et protégeait explicitement la divulgation de faits contraires à l’éthique, mais non illégaux.
Face à ces avancées notables pour le droit à l’information, les lobbys ont cependant tenté d’affaiblir le texte français en s’attaquant aux dispositions les plus progressistes 7. Ils ont trouvé des relais au Sénat, où le texte était examiné en janvier 2022.
Alors que la proposition prévoyait l’inclusion des « personnes morales de droit privé à but non lucratif », dont les ONG font partie, au statut de lanceur d’alerte, leur exclusion a été débattue à la chambre haute au motif que « certaines associations peuvent avoir recours à des pratiques pénalement répréhensibles pour promouvoir leur idéologie ».
Ces attaques contre le texte sur les lanceurs d’alerte et les associations qui les soutiennent font échos aux durcissements réguliers des outils juridiques et de maintien de l’ordre contre le droit à l’information sur les questions environnementales. La création de la cellule Déméter en 2019 par le ministère de l’Intérieur 8, chargée de lutter contre l’ « agribashing », et la multiplication des procédures bâillons à l’encontre des détracteurs des pesticides notamment 9, en sont des exemples inquiétants.
Toutefois, malgré les tentatives des lobbys pour vider le texte de sa substance, le Parlement a finalement adopté une loi ambitieuse sur les lanceurs d’alerte le 16 février 2022. Une avancée essentielle pour protéger celles et ceux qui dénoncent des atteintes à l’environnement.