LE SCOPAFF : UN COMITÉ EUROPÉEN OPAQUE, PARADIS DES LOBBYS DE L'AGROCHIMIE ?
Alors que les populations d’insectes s’écroulent partout en Europe1, des pesticides chimiques toxiques pour les abeilles et les pollinisateurs sauvages continuent d’y être autorisés et massivement utilisés en agriculture conventionnelle. Bien que la responsabilité majeure et directe des pesticides sur l’effondrement de la biodiversité soit documentée par la science, et malgré les engagements politiques en matière de protection de l’environnement, les protocoles d’évaluation des risques mis en place au niveau européen ne permettent pas d’écarter du marché ces substances toxiques.
Au cœur de la structure défaillante, le SCoPAFF, le « Standing Committee on Plants, Animals, Food and Feed », ou, en français, le « Comité Permanent des Végétaux, des Animaux, des Denrées alimentaires et des Aliments pour animaux ». Ce comité technique, composé de représentants anonymes de chaque État membre et présidé par la Commission européenne, fait partie du système opaque de la « comitologie ». Initialement mis en place dans les années 60 pour décharger l’agenda politique de l’Union européenne des sujets jugés trop techniques, et au passage, contrôler discrètement le travail de la Commission européenne, ce système a progressivement annexé de nombreuses décisions à la portée hautement politique, comme celles en matière de pesticides.
Officiellement en charge de s’assurer que « les mesures de l’Union européenne sur les aliments, la sécurité alimentaire, la santé et le bien-être des animaux ainsi que la santé des plantes sont pratiques et efficaces »2, le SCoPAFF se prononce sur des sujets aussi cruciaux pour la protection de la biodiversité que les protocoles d’évaluation des risques des substances actives des pesticides, les niveaux de mortalité acceptables qu’une substance peut entraîner sur une colonie d’abeilles, les autorisations ou les réautorisations de substances chimiques telles que les néonicotinoïdes, les SDHI ou encore le glyphosate.
Ces missions censées faciliter la mise en place technique des législations européennes revêtent en réalité une véritable dimension politique. Son rôle pivot dans la définition et l’évolution des politiques européennes en matière de pesticides fait du SCoPAFF une cible particulièrement intéressante pour les lobbys de l’agrochimie.
Les règles de fonctionnement du SCoPAFF l’enferment dans une opacité complète. Si les décisions sont prises au vote majoritaire et sont ensuite appliquées par la Commission européenne, les votes individuels des États membres ainsi que l’identité des experts qui y siègent sont tenus secrets, tout comme les arguments utilisés lors des réunions à huis clos.
Le fonctionnement opaque de la comitologie permet aux États membres de prendre des décisions qui vont contre l’intérêt général et la protection de la biodiversité sans avoir à se justifier ni à en rendre compte aux citoyens, comme l’a pointé un rapport de la chercheuse Cécile Robert. Il fait également du SCoPAFF un lieu d’influence particulièrement attractif pour les lobbys de l’agro-industrie, qui peuvent ainsi opérer en toute discrétion : selon des documents obtenus par POLLINIS, plusieurs membres du comité prêteraient une oreille attentive à l’industrie agrochimique, qui serait en capacité de s’adresser directement à eux.
Ainsi, le SCoPAFF a empêché pendant dix ans la mise en place des nouveaux « tests abeilles », un ensemble de protocoles d’évaluation des risques des pesticides permettant d’écarter du marché les substances les plus toxiques pour les pollinisateurs. La mise à jour de ces tests proposée en 2013 par l’agence sanitaire européenne (EFSA) dans un document cadre a pourtant été placée une trentaine de fois à l’ordre du jour du comité, sans qu’aucune décision n’ait jamais été prise.
Face au blocage du processus, la Commission européenne n’a jamais organisé de « comité d’appel » pour faire avancer le sujet, comme les règles l’y autorisent normalement. Une situation qui a mené à l’abandon de ces protocoles scientifiques, qui auraient permis d’agir sur l’effondrement des populations de pollinisateurs en Europe et sur la dégradation de la biodiversité dans son ensemble. Malgré ce scandale, les noms des États responsables de ce blocage et leurs arguments sont toujours tenus secrets par la Commission européenne qui maintient les règles de confidentialité propres au SCoPAFF, au motif de garantir le bon déroulé du processus décisionnel.
Pourtant, ce fonctionnement paraît en contradiction avec l’article 153 du Traité sur le fonctionnement de l’UE, qui dispose que les citoyens et les résidents européens ont un droit d’accès aux documents des institutions, ainsi que de la convention d’Aarhus4 sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement.
Cédant à la pression citoyenne et dans le cadre de l’action en justice de POLLINIS, la Commission a transmis 78 documents à l’ONG, révélant la proximité entre les arguments de l’agrochimie et ceux des membres du SCoPAFF ayant pris part au blocage. Aux côtés d’autres pièces obtenues par l’association, ces documents laissent transparaitre les contours de ce que l’opacité fait de ce comité technique : un terrain de jeu idéal pour l’agrochimie.
Pour mettre fin à ce manque de transparence du SCoPAFF, POLLINIS a demandé dès 2018 l’accès à 78 documents révélant les positions des États membres et leurs arguments au sujet des « tests abeilles ».
L’analyse de ces documents met à jour la responsabilité de certains États membres dans le blocage de ces protocoles et la proximité des arguments des membres du SCoPAFF avec ceux de l’agrochimie. Afin de mettre fin à cette impunité, POLLINIS mène une action devant les tribunaux européens. Une victoire permettrait de créer un précédent obligeant le SCoPAFF à être davantage transparent et mettant fin à l’impunité de ses membres.
Avant que la procédure juridique ne soit lancée, la Commission européenne a refusé à deux reprises, en 2018 et en 2020, de publier les documents demandés par POLLINIS, en dépit du soutien de la Médiatrice européenne, Emily O’Reilly, qui a estimé dans un avis qu’il était « essentiel de comprendre quelles étaient les positions des différents représentants des États membres dans un système démocratique qui est responsable devant ses citoyens ».
Face à ces refus successifs, POLLINIS a donc déposé le 15 juin 2020 un recours contre cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne, qui a rendu son verdict le 14 septembre 2022 en soutenant la demande de l’association. La Commission qui veut garder les délibérations du SCoPAFF secrètes a fait appel de la décision du tribunal le 16 décembre 2022. Elle a cependant choisi de fournir à POLLINIS l’ensemble des documents demandés dans le courant de l’été 2023. L’association a ainsi pu les analyser et, en les croisant avec des documents de l’agrochimie, révéler dans une enquête en trois volets la proximité entre les arguments de l’industrie et ceux utilisés par les membres du SCoPAFF pour justifier le blocage.
Si le jugement final venait à confirmer la première décision, ce qu’a soutenu l’avocat général Nicholas Emiliou dans ses conclusions, cela constituerait une jurisprudence qui devrait participer à transformer profondément les règles en matière de transparence au sein SCoPAFF. Ses décisions ne pourront plus être prises en toute impunité, et les États membres qui le composent devront rendre compte de leurs choix face aux citoyens.
Retrouvez l’histoire du combat de POLLINIS pour la transparence dans cette vidéo.