TOXICITÉ DES PESTICIDES : LE SCANDALE DU BLOCAGE DES « TESTS ABEILLES »
Alors que le déclin catastrophique des pollinisateurs1 fait peser une menace sur la sécurité alimentaire et l’équilibre des écosystèmes, l’épandage dans les champs de substances dévastatrices pour ces insectes se poursuit.
En cause, le système obsolète d’homologation des pesticides, qui permet toujours la mise sur le marché de pesticides toxiques pour les abeilles domestiques et les espèces sauvages. Les tests règlementaires requis sont en effet superficiels et inadaptés, notamment pour détecter la toxicité insidieuse des nouvelles générations de pesticides. De plus, ces tests ne sont effectués que sur une seule espèce d’abeille, Apis mellifera, l’abeille à miel, et l’impact des pesticides sur les autres pollinisateurs est totalement ignoré.
Pourtant des « tests abeilles » complets, mis à jour selon les dernières connaissances scientifiques, existent depuis sept ans déjà. Ils ont été publiés en 2013 par l’Agence sanitaire européenne (EFSA) à la demande de la Commission européenne afin de combler les défaillances du processus en vigueur.
Ce document s’intitule « Les lignes directrices sur l’évaluation des risques des produits phytopharmaceutiques pour les abeilles (Apis mellifera, Bombus spp. et abeilles solitaires)2. Établie par un panel de scientifiques indépendants, cette nouvelle méthodologie implique désormais de prendre en compte la contamination des insectes butineurs par différentes voies d’exposition (pollen/nectar, eau, poussières…), les effets des pesticides sur les larves, l’évaluation obligatoire de la toxicité chronique (exposition à de faibles doses sur le long terme), les effets sublétaux (troubles qui entraînent la mort à terme), les effets cumulatifs (effet des mélanges intentionnels de pesticides)…. Elle inclut également pour la première fois des tests sur les bourdons et les abeilles solitaires, et non plus seulement les abeilles domestiques. Adaptée pour évaluer la toxicité réelle des nouvelles générations de pesticides, elle est aussi la plus complète en termes de critères toxicologiques et de routes d’exposition.
Cette mise à jour scientifique des tests de toxicité devait permettre de doter l’Union européenne d’un système d’homologation enfin conforme à sa propre législation. Le règlement européen n°1107/2009 encadrant la mise sur le marché des pesticides, établit en effet comme principe fondateur la protection de la santé humaine et de l’environnement.
Selon ce texte, une substance active, un phytoprotecteur ou un synergiste n’est approuvé que s’il est établi qu’il entraînera « une exposition négligeable des abeilles, ou n’aura pas d’effets inacceptables aigus ou chroniques sur la survie et le développement des colonies, compte tenu des effets sur les larves d’abeille et le comportement des abeilles. »3
La réalisation de ces nouveaux tests était un outil essentiel pour écarter systématiquement du marché les produits les plus dangereux pour les pollinisateurs. Cette mesure aurait permis d’enrayer rapidement le déclin vertigineux de ces insectes dans tous les pays européens.
Mais depuis sept ans, les « tests abeilles » de l’EFSA n’ont jamais été mis en œuvre. L’adoption des nouvelles lignes directrices a été reportée une trentaine de fois par les États membres réunis au sein d’un comité technique de l’Union européenne, le SCoPAFF, comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et des aliments pour animaux.
Protégés par l’opacité qui règne autour de ce comité, ces pays et la Commission européenne n’ont jamais eu à s’expliquer publiquement sur cette obstruction. En effet, les positions des États membres et les délibérations tenus dans le huis-clos de ce comité sont tenues secrètes. L’influence de l’agrochimie dans ce dossier scandaleux est pourtant manifeste.
POLLINIS a en effet documenté l’intense lobbying des firmes auprès des États membres et de la Commission au fil des ans4. L’industrie a tout mis en œuvre en coulisse pour éviter la mise en œuvre de ces tests, qui compromettraient la commercialisation de nombre de ses produits, aujourd’hui déversés en quantités industrielles en Europe.
Face au blocage prolongé de l’adoption des nouvelles lignes directrices, la Commission européenne a demandé en mars 2019 à l’EFSA d’entamer une révision des lignes directrices, un processus qu’aucun élément scientifique ne justifiait selon l’Agence sanitaire européenne. Documents à l’appui, POLLINIS a démontré que cette décision était d’ordre politique, en soulignant que les points de révision du mandat étaient similaires à ceux demandés par l’agrochimie.
En parallèle, la Commission a proposé en juillet 2019 un « compromis », qui consistait en une adoption partielle du document, ne concernant qu’un seul test déjà en vigueur (le test de toxicité aiguë)5. Ce « compromis » permettait de repousser à une date indéterminée la mise en œuvre des tests problématiques pour l’agrochimie. En octobre 2019, grâce à la mobilisation des ONG dont POLLINIS, le Parlement européen s’est cependant opposé à cette manœuvre.
La révision des lignes directrices, toujours en cours, reste quant à elle une opportunité unique pour l’industrie d’entamer une nouvelle stratégie : faire baisser les objectifs de protection.
Durant ce processus, qui doit s’achever en 2022, l’agrochimie va donc s’attacher à faire modifier trois critères fondamentaux retenus par l’EFSA : la mortalité naturelle, les objectifs de protection et les valeurs seuils. Ces valeurs sont cruciales pour la survie des pollinisateurs car elles déterminent le niveau à partir duquel un produit est considéré comme dangereux ou non pour ces insectes.
Le risque est grand désormais que ces valeurs soient modifiées dans le sens voulu par l’industrie. Avec des seuils trop permissifs, la réglementation n’aura aucun effet sur la protection des pollinisateurs. Cette décision aura de graves conséquences sur leur survie et sur l’ensemble de la biodiversité.
Pour tenter de faire la lumière sur le blocage scandaleux des « tests abeilles » par le SCoPAFF, POLLINIS a demandé en 2018 l’accès aux documents concernant les positions des États membres. Face au refus opposé par la Commission européenne, l’ONG a dû saisir la Médiatrice européenne, Emily O’Reilly, qui lui a apporté son soutien. Celle-ci a estimé que la Commission avait fait preuve de « mauvaise administration », et qu’il était « essentiel de comprendre quelles étaient les positions des différents représentants des États membres dans un système démocratique qui est responsable devant ses citoyens »6.
Début 2020, POLLINIS a reformulé une demande d’accès aux archives du SCoPAFF, mais s’est vue opposer un nouveau refus par la Commission européenne, arguant qu’en l’absence d’un intérêt public supérieur, les documents ne devaient être divulgués afin de ne pas porter « gravement atteinte au processus décisionnel ».
POLLINIS estime au contraire que ces documents sont d’intérêt public et que les citoyens sont en droit de connaître la position de leurs représentants politiques. POLLINIS poursuit son combat pour la transparence devant la justice et a donc déposé le 15 juin 2020, par l’intermédiaire de son avocate, Me Corinne Lepage, un recours contre cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne.
Depuis la publication des lignes directrices de l’EFSA en 2013, l’industrie agrochimique a obtenu, au fil des ans, tout ce qu’elle voulait : éviter l’adoption des « tests abeilles » qui menacent la mise sur le marché de nombreux pesticides, puis obtenir une réactualisation de ces protocoles pour tenter de les affaiblir7.
La révision en cours des « tests abeilles » fait désormais planer la menace bien réelle d’une baisse des niveaux de protection. Les dangers d’une révision sous influence de l’industrie se précisent, notamment s’agissant des données de référence utilisées, issues de milieux contaminés par les pesticides.
Par ailleurs, lors de la dernière étape de la révision, les objectifs de protection des bourdons et des abeilles solitaires risquent de ne pas être fixés à des seuils protecteurs – alors même que les abeilles sauvages peuvent s’avérer encore plus vulnérables aux pesticides.
À l’heure actuelle, les discussions entre les États membres portent sur un taux peu protecteur de 10 % des abeilles solitaires et des bourdons, voire même sur l’absence de fixation de seuils. Avec d’autres ONG, POLLINIS demande que soit instauré un objectif spécifique de protection de 3 % pour les abeilles sauvages face aux pesticides, ce qui correspond à la réduction maximale autorisée suite à l’exposition à un pesticide.
Une décennie a déjà été perdue, et des produits toxiques pour les pollinisateurs continuent à être commercialisés, il est urgent d’arrêter le massacre.