Pesticides / Néonicotinoïdes
Interdiction des néonicotinoïdes : les stratégies de contournement des lobbys
La France a adopté dès 2016 une loi pionnière interdisant l’usage des néonicotinoïdes, des insecticides systémiques particulièrement toxiques pour les abeilles, partiellement suivie par l’Union européenne en 2018. Depuis l’interdiction de ces insecticides, les plus vendus au monde, les lobbys de l’agrochimie n’ont jamais cessé leurs offensives pour faire perdurer l’utilisation des « tueurs d’abeilles ».
Conçus dans les années 90, les néonicotinoïdes sont des insecticides neurotoxiques qui attaquent le système nerveux central des insectes, provoquant la paralysie et la mort. Massivement utilisés dans le monde entier contre les insectes ravageurs dans les cultures telles que le blé, la betterave, l’orge ou le maïs, ces molécules sont en grande partie responsables de la hausse de mortalité des abeilles, de l’extinction en cours des insectes, de la disparition des oiseaux communs, des poissons de rivière…
Dans la foulée des nombreuses alertes s’appuyant sur 25 ans de recherche scientifique indépendante représentant plus d’un millier d’études, et d’une mobilisation citoyenne historique notamment menée par POLLINIS, qui a rassemblé plus d’un million de citoyens, ces insecticides qui représentaient jusqu’alors 40 % des ventes mondiales ont été peu à peu interdits en France et en Europe.
Les « tueurs d’abeilles » ont d’abord fait l’objet d’un moratoire européen en 2013, puis d’une interdiction totale votée en 2016 au niveau français, et enfin d’interdictions en 2018 et 2020 au niveau européen pour quatre des cinq molécules concernées. Huit ans après l’adoption de l’interdiction en France, la page des néonicotinoïdes semblait y avoir été définitivement tournée le 3 mai 2023 lors d’une décision historique du Conseil d’État sur l’illégalité de dérogations à l’interdiction, régulièrement accordées depuis l’adoption des législations anti-néonics.
Mais ni la loi, ni la science, ni la justice n’ont pu empêcher les offensives incessantes des lobbys de l’agriculture industrielle et de l’agrochimie visant à faire réautoriser ces insecticides tueurs d’abeille.
En novembre 2024, le retour dans les champs des néonicotinoïdes s’invite une nouvelle fois à l’agenda politique par le biais d’une proposition de loi visant à « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur », déposée par les sénateurs Laurent Duplomb et Franck Menonville.
À l’agenda du Sénat à partir du 4 décembre, la proposition reprend une initiative portée par le syndicat agricole majoritaire (la FNSEA), fervent défenseur d’un modèle agricole industriel dépendant des pesticides : lever l’interdiction française sur le néonicotinoïde qui n’est pas interdit au niveau européen, ainsi que sur les molécules présentant des modes d’action identiques à ceux de ces substances.
En cas d’adoption, cette proposition aurait pour effet de remettre sur le marché des molécules particulièrement délétères pour les pollinisateurs, telles que l’acétamipride, un néonicotinoïde interdit en France mais toujours autorisé par l’Union européenne.
Huit ans après l’adoption de l’interdiction française des néonicotinoïdes, cette dernière offensive des lobbys vient couronner des années de contournement des règles, au détriment des pollinisateurs dont les populations continuent de s’effondrer. Retour en trois actes.
ACTE I : des néonicotinoïdes … qui ne disent pas leur nom
Anticipant l’interdiction des néonicotinoïdes, l’industrie agrochimique a fait homologuer en 2015 des insecticides en tout point similaires aux tueurs d’abeilles, mais déclarés sous une autre dénomination.
Le sulfoxaflor, fabriqué et commercialisé alors par la multinationale américaine Dow Chemical et le flupyradifurone, propriété de Bayer-Montsanto, ont ainsi été déclarés dans les catégories des sulfoximines et des buténolides, afin d’échapper à l’interdiction prochaine frappant les molécules néonicotinoïdes.
Pourtant, les deux molécules présentent le même mode d’action que les néonicotinoïdes : elles agissent sur le système nerveux central des insectes, afin de provoquer la paralysie puis la mort. Tout comme les néonicotinoïdes, elles sont principalement utilisées en traitement préventif, sous forme d’enrobage de semences. Ils sont alors systémiques : ils sont transportés par la sève de la plante au fur et à mesure de sa croissance, jusque dans le pollen et dans le nectar des fleurs.
Tout aussi dangereux pour les pollinisateurs que les tueurs d’abeilles, la classification dans des familles distinctes d’insecticides déterminée par le fabricant lors de la demande d’homologation a ainsi permis à l’agrochimie de faire homologuer ces molécules pour dix ans, en contournant sans peine le moratoire européen alors en vigueur, puis l’interdiction.
Face à ce tour de force, la société civile et POLLINIS se sont mobilisés pour empêcher la commercialisation des produits pesticides issus de ces molécules. En France, la justice finit par ordonner en 2017 la suspension des autorisations de mise sur le marché des produits contenant du sulfoxaflor et du flupyradifurone, notamment en raison de l’absence de données relatives aux conséquences de ces produits sur les pollinisateurs.
Les produits insecticides seront ensuite interdits définitivement par décret le 30 décembre 2019, après avoir été identifiés comme des néonicotinoïdes « cachés », en dépit des tentatives de Dow Chemical de contester cette décision en justice. Au niveau européen, où les molécules bénéficient d’une autorisation jusqu’en 2025 (limité à l’usage sous serre pour le sulfoxaflor), la Commission européenne a entamé son processus de révision de l’autorisation de mise sur le marché, qui pourrait aboutir à des interdictions totales.
ACTE II : des dérogations d’urgence octroyées … en préventif
Les néonicotinoïdes sont vendus presque exclusivement sous forme de semences enrobées (la graine est enduite de l’insecticide). Censé réduire le nombre de traitements, ce mode d’administration contraint en réalité les agriculteurs à traiter leurs cultures de façon préventive au moment des semis.
Malgré l’entrée en vigueur de l’interdiction des néonicotinoïdes en 2018 en France, l’utilisation de dérogations d’urgence prévue par les lois européennes, a été utilisée comme une porte dérobée pour continuer à commercialiser les semences néonicotinoïdes. Octroyées pour quatre mois uniquement lorsque les parasites des cultures ne peuvent être maîtrisés par « aucun autre moyen raisonnable », les dérogations d’urgence auront pourtant été utilisées pour réaliser les traitements préventifs de semences enrobées par quinze États membres en 2018 et dix en 2019, sous la pression des lobbys.
En France, la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB), a mené un lobbying ininterrompu depuis 2018 pour bénéficier de ces dérogations. La menace de la jaunisse virale provoquée par les pucerons et ses conséquences économiques sur la filière ont permis aux betteraviers d’ouvrir à l’été 2020 une nouvelle brèche dans l’interdiction des insecticides tueurs d’abeilles.
En quelques semaines, le retour des néonicotinoïdes est acté par le ministère de l’Agriculture, puis entériné par les parlementaires français, sur la base de chiffres alarmants d’un risque de perte annoncé de « 30 à 50 % de la production perdue » sur la filière betterave. Ces chiffres éclipsent entièrement la cause réelle des difficultés de la production betteravière française, brutalement mise en concurrence avec les producteurs internationaux à la suite de la fin des quotas sucriers européens, et la réalité d’un marché destiné à plus de 50% à l’exportation.
La publication des données officielles du ministère de l’Agriculture révèlera quelques semaines plus tard que la baisse moyenne de rendement de la betterave sucrière n’est en réalité que de 23,8 %, au lieu des 30 à 50 % annoncés. Pourtant, les mêmes dérogations seront également accordées en 2021.
Il faudra attendre 2023 et les décisions finales du Conseil d’État au niveau français et de la Cour de Justice de l’Union européenne pour enterrer définitivement la légalité de ces dérogations d’urgence, données à titre préventif.
ACTE III : S’aligner sur le droit européen… par le bas
La dernière tentative en date pour réautoriser les insecticides néonicotinoïdes émane indirectement du syndicat agricole majoritaire, la FNSEA. Ciblant la question des décalages entre droit européen et droit français, le syndicat défend de longue date un strict alignement des contraintes pour éviter que les agriculteurs français ne soient privés de molécules autorisées dans d’autres pays européens.
Bien qu’interdits, les néonicotinoïdes bénéficient d’un régime d’interdiction plus souple à l’échelon de l’Europe. Ainsi, la législation française interdit strictement l’ensemble des néonicotinoïdes (clothianidin, imidacloprid, thiamethoxam, acetamiprid et thiacloprid) ainsi que les deux néonicotinoïdes « cachés » (sulfoxaflor et flupyradifurone).
A l’inverse, l’Union européenne n’a pas interdit formellement ces deux dernières molécules, donc les autorisations doivent expirer en 2025, se contentant de circonscrire leurs usages et recommander des mesures d’atténuation des risques. Un néonicotinoïde, l’acétamipride, a également échappé à l’interdiction européenne.
La dévaluation du droit français en matière d’interdiction des néonicotinoïdes est un angle d’attaque privilégié par les lobbys de l’agriculture industrielle. En mars, des propositions de loi ont été déposées par les députés de la majorité (Horizons, Modem, Renaissance) pour réduire le périmètre de l’interdiction, reprenant les arguments de la FNSEA sur la distorsion de concurrence intra‑européenne. Une autre proposition émanant des députés Les Républicains, vise à autoriser à nouveau « le recours à l’acétamipride par pulvérisation en cas de danger sanitaire pour les betteraves », comme c’est le cas au niveau européen.
À la suite de la dissolution, le premier texte a été redéposé à l’Assemblée et une nouvelle proposition a été déposée au Sénat, démontrant la résolution des représentants de l’agriculture industrielle à remettre en cause l’interdiction des néonicotinoïdes, quoi qu’il en coûte à l’environnement.